Suzzan Blac : Votre souffrance est réelle.

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On associe généralement à  l’art l’idée du beau, du plaisant, de l’agréable. Le tableau réussi est celui qui flatte l’œil et que l’on aimerait bien voir orner notre salon. Mais il y a une autre forme d’art qui embarrasse tant les esthètes : l’art du laid, l’art qui dérange, l’art coup-de-poing, l’art qui amplifie et met à  nu l’horreur du réel au lieu de l’embellir quand la sensibilité du public est devenue trop émoussée pour la reconnaître comme telle. L’art qu’on aimerait bien cacher ! C’est à  cette seconde sorte d’art qu’appartient l’œuvre de Suzzan Blac, une œuvre qui préfère la vérité la plus crue à  la grâce mensongère et qui hurle l’atrocité de ses expériences vécues.

Née en 1960 à  Birmingham, Angleterre, dans un contexte de pauvreté et de violence, Suzzan Blac n’a commencé à  peindre les 42 toiles qui font d’elle une artiste unique que dans les années 2000. Avant, seize années de maltraitance maternelle, de violences sexuelles par des beaux-pères pédocriminels, de prostitution, d’embrigadement dans l’industrie pornographique, et vingt-cinq ans d’efforts pour se reconstruire envers et contre tout, malgré le déni, la drogue, les tentatives de suicide, et les revictimisations aux mains de compagnons de vie et de soignants. La peinture, comme pour Niki de Saint Phalle, devait servir de catharsis. Mais pendant dix ans, cette catharsis est restée privée, personnelle, cachée aux yeux du monde, comme un secret honteux, un danger potentiel, une bombe à  retardement.

Car dire les sévices, a appris Blac à  ses dépens, c’est s’exposer à  être victime de nouveau. Le principal facteur de risque d’être victime de violences sexuelles, rappelait la psychotraumatologue française Muriel Salmona fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie dans sa campagne « Stop au déni » en 2015, c’est d’en avoir déjà  été victime. Personne ne veut croire à  un tel acharnement du destin ; alors, pour le prédateur, la victime qui tente de s’exprimer sur son vécu fait figure de proie facile : elle-même doutera de ses sens, de ses souvenirs, de cette répétition qu’un public mal informé jugera insensée et peu crédible, et l’on préférera croire qu’elle doit bien le chercher et aimer ça, quelque part.

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C’est pourquoi cette galerie d’images n’avait pas vocation à  voir la lumière du jour, pourquoi Suzzan Blac l’a soigneusement oblitérée aux yeux d’un public parsemé de voyeurs et d’opportunistes. Du moins, jusqu’en 2011.

C’est l’année où rester seule face à  ces tableaux dont la puissance la choque elle-même n’est plus assez pour elle. Timidement, elle commence à  partager sur la Toile les photographies de ses toiles. Sans surprise, ce sont les victimes de violences familiales et de l’industrie du sexe, plutôt que les spécialistes en histoire de l’art, qui sont les premières à  reconnaître le miracle : que soient réunis, dans un même corps qui a survécu, l’expérience réelle de ces mauvais traitements et ce talent précis défiant l’imagination capable d’exprimer l’inexprimable.

L’artiste s’est vite retrouvée submergée par des témoignages similaires au sien, qui reconnaissent pour la première fois leur terrible réalité dans son huile ; on la remercie, on lui répète qu’elle a su révéler l’indicible, qu’elle a donné la seule forme visible authentique à  leurs traumatismes. Elles se sentent bâillonnées, étouffées ; Blac leur rend la parole, devient leur porte-voix. Elle comprend son pouvoir. D’artiste aux besoins thérapeutiques personnels, elle devient militante et crée son site, dédié à  la dénonciation du viol, de la pédocriminalité et de la marchandisation des corps. Votre souffrance est réelle résume le titre d’un tableau où un amas de chair humaine tronçonné à  la taille et dans lequel s’enfoncent des chaînes sanglantes ne peut parler, bouche cousue.

Ces images narratives et autobiographiques, en effet, sont tellement éloquentes qu’elles font mal. Les décrire n’est pas suffisant ; il faut les voir. Il est rare qu’une œuvre suscite une réaction émotionnelle aussi forte : s’il y a fascination morbide, nous ne sommes plus dans la vieille tradition tragique de sublimation de la souffrance, à  l’esthétisme consolateur et où l’on prend plaisir à  pleurer ; la souffrance, ici, est directe, crue, aiguë – rien n’a été épargné à  l’artiste, et c’est une question de survie et d’éthique de ne rien édulcorer pour épargner les yeux du public. Le silence fortifie le coupable et affaiblit la victime martèle celle qui s’exprime aussi clairement à  l’écrit qu’à  travers l’image, aidée par l’analyse rigoureuse de la féministe américaine Andrea Dworkin, elle aussi violée, battue, prostituée.

Blac partage aussi nombre d’informations sur le système prostitutionnel et ses peintures sont utilisées en thérapies de groupe ; c’est fini, à  présent : elle ne se taira plus.

Face à  l’œuvre de Suzzan Blac, difficile de ne pas penser auxDésastres de la guerre, de Francisco de Goya, ces gravures aux corps maltraités, ligotés, pendus, humiliés, mutilés, multipliés dans le sillage des troupes napoléoniennes. Goya s’attaquait aux canons de l’épique, cette glorification artistique de la guerre et de l’héroïsme, propre à  galvaniser les jeunes hommes pour en faire de bons soldats prêts à  se rendre au front – une joyeuse chair à  canon.

Goya, lui, s’est attaché à  montrer l’envers du décor, à  révéler toute la barbarie de ce dont on chantait les louanges pour masquer la réalité des massacres.
_ Blac, elle, s’attaque à  des siècles d’érotisation des figures de la prostituée et de la jeune fille vulnérable, et au mythe moderne du « travail du sexe » qui rend les jeunes filles fragiles d’aujourd’hui prêtes à  s’aligner sur les plateaux de tournage de l’industrie pornographique moyennant un cachet, c’est-à -dire à  se faire prostituées – de la chair à  viol soumise.

Seulement, Goya était un réaliste. À l’aube du XIXème siècle, il lui suffisait de peindre les choses telles qu’elles étaient plutôt que comme elles étaient glorifiées pour que leur horreur pénètre dans la conscience du spectateur. Et c’est peut-être ça qui fait le plus froid dans le dos dans l’œuvre de Blac : le nécessaire recours au surréalisme. Il est la preuve tangible que notre époque vit une crise de la sensibilité telle que l’a problématisée Susan Sontag dans son essaiDevant la douleur des autres : à  force de multiplication des photographies de guerre et de torture dans les médias d’information, disait-elle, l’indignation risque de s’essouffler, l’horreur s’intègre au paysage quotidien et ne suscite plus guère de réactions.

Or, on retrouve bien du Frida Kahlo dans le surréalisme autobiographique du Blac. Plus qu’un style, c’est une méthode. Car quand il s’agit de l’exploitation sexuelle des filles et des femmes, le réalisme n’est déjà  plus suffisant. Le discours et les représentations pornographiques se sont tellement banalisées dans notre XXIème siècle soi-disant éclairé que le spectacle simple, sans filtre, d’une agression sexuelle ou d’un viol ne suscite plus chez beaucoup ni mouvement de recul, ni prise de conscience, ni identification empathique avec ses victimes ; pire encore, ces images sont le matériel le plus utilisé à  travers le monde pour s’initier à  la sexualité et provoquer l’excitation sexuelle. Par conséquent, pour exprimer la réalité vécue à  l’intérieur du commerce sexuel, l’objectivité photographique n’est plus de mise, car elle n’atteint plus les consciences : on nous a trop inculqué l’habitude de contempler des clichés des réalités les plus atroces, au point de ne plus sentir la douleur des sujets photographiés.

Alors, et c’est ce que fait Suzzan Blac, il faut peindre de l’intérieur, transposer, rendre visible métaphoriquement la souffrance qu’un public blasé ne perçoit plus même quand elle est sous son nez.

Art is war, lit-on sur son site Internet. Les toiles de Suzzan Blac sont une arme de démantèlement de tout l’arsenal idéologique qui masque de sa propagande mi-lénifiante mi- abrutissante la réalité vécue de l’exploitation sexuelle. À de nombreuses reprises, Blac braque le projecteur sur ceux qui restent toujours dans l’ombre, ou juste vaguement visibles dans une lumière tamisée et flatteuse : le violeur, le pédocriminel, le proxénète, le michet, le pornographe. Leurs phrases assassines, qui pourraient être sorties de répliques de films porno, forment les titres de certaines toiles et contrastent avec la crudité de l’image : Elle aime bien ça !, Tu es une fille bien sage, Ta gueule et prends ça !, Dis-moi que t’aimes ça.

Dans la série «Les poupées avilies» (Abasement of dolls), le magazinePlayboy, symbole emblématique de tout l’empire pornographique, est en ligne de mire. Le célèbre lapin au nœud-papillon voit ses oreilles transformées en cornes de diable tandis que des poupées infantilisées aux regards aussi vides que les trous qui forment leur bouche, leur vulve et leur anus, sont tordues dans des poses suggestives et humiliantes dont la familiarité provoque ce sentiment d’inquiétante étrangeté que beaucoup d’ex-fillettes se souviennent d’avoir vécu à  leurs premières expositions à  ces clichés pornographiques.

Pourtant, la notoriété de Suzzan Blac reste encore confidentielle. Elle a exposé à  Londres, à  Berlin, mais ses œuvres peinent à  crever la surface du grand public. À quand Paris ? Dans une décennie où le Musée d’Orsay préfère faire ses choux gras d’expositions sur le Marquis de Sade violeur et tortionnaire notoire, et autres représentations hypocritement intitulées Splendeurs et misères issues des excursions au bordel de nos saints-patrons de la peinture moderne, on peut se demander s’il existe une volonté de la part de l’intelligentsia culturelle et artistique actuelle pour rendre le point de vue des victimes enfin réellement visible et audible.

Å’uvres de Suzzan Blac reproduites avec l’aimable autorisation de l’autrice.

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Harmony Devillard
Harmony Devillard a étudié les littératures dramatiques et postcoloniales anglophones. Aujourd’hui assistante aux éditions des femmes-Antoinette Fouque et secrétaire d’édition de la collection de livres audio « La Bibliothèque des voix », elle écrit sur les représentations du système prostitutionnel et du continuum des violences sexuelles dans la littérature et les arts.