Sauve qui peut (la vie)

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Jean-Luc Godard marque son retour au cinéma, après douze ans d’absence, par un film dont la toile de fond est de nouveau la prostitution. Une prostitution de luxe, dans les milieux d’affaires, dépouillée d’emblée de tout vernis glamour. Entre dégoût et fascination, le cinéaste nous donne à voir une société réduite à des rapports marchands. Grain de sable peut-être, la résistance des femmes offre un son discordant à cette machine à broyer libérale.

Une société qui les broie. Telle une partition musicale, le film se découpe en quatre mouvements, incarnés par trois protagonistes, Denise Rimbaud (Nathalie Baye), Paul Godard (Jacques Dutronc) et Isabelle Rivière (Isabelle Huppert), symbolisant respectivement « l’imaginaire », « la peur » et « le commerce ». Le dernier mouvement, « la musique » étant une synthèse, où « tous les fils tressés entre les trois personnages se dénoueront »…

Annonce

Des trois personnages, seule Isabelle suit un mouvement pour ainsi dire rectiligne, caractérisé par une constance dans l’action, motivée par un but précis. « Les fantasmes sexuels des hommes représentent beaucoup d’argent pour quelqu’un de résolu à faire payer son corps », est-il énoncé dans le scénario. Elle vient donc à la ville pour se prostituer et gagner de l’argent. Résolue, elle l’est en effet, farouchement. Dans ce commerce, où « le corps sert d’usine, se consume et où l’on voit la mort[[Scénario de Sauve qui peut, une vidéo présentant les premiers jalons du film, le journal intime d’un créateur au travail. Destinée au CNC, Godard y expose ses intentions afin d’obtenir une subvention.]] », la détermination doit être sans bornes.

Cette rage obstinée est aussi chez Isabelle le signe de son appartenance sociale. Même en filigrane, la question de l’origine sociale est cruciale en ce qu’elle façonne et conditionne des manières d’agir. En contrepoint en effet, le personnage de Denise, qui veut quitter Paul et cherche un lieu à la montagne afin de se consacrer à l’écriture, appartient clairement à une classe sociale dominante. Elle ne s’accommode pas de ce qui existe et cherche à inventer sa voie, selon ses exigences, hors des balises établies. Elle a la « tête dure, c’est une fille de banquier », dira ainsi Paul à son sujet. Personne, en revanche, ne dit rien d’Isabelle. Elle ne suscite ni intérêt ni sympathie. Seul un commentaire anodin lâché par une de ses colocataires révèle sa solitude et son incapacité à établir des liens : « Je ne sais pas si elle a des amies, Isabelle ».

Pour Isabelle, l’hésitation n’a pas sa place, le consentement non plus. Son âpreté se heurte à des obstacles concrets : racketteurs qui exigent leur dû ou clients qui imposent leurs volontés. Son observation du monde vient en faisant : elle réajuste le tir au fur et à mesure et confronte croyances ou savoirs aux réalités qu’elle vit au jour le jour. Sa trajectoire relève avant tout de l’instinct de survie : « Elle vient de la nuit et remonte à la surface, c’est pas sauve qui peut, c’est la vie sauve », dira Godard à propos de ce personnage[[Cf. note 1.]]

{{{La prostitution en arrière-plan}}}

La prostitution occupe une place prépondérante tout comme le paysage et la nature. Elle est à la fois centrale et secondaire. Un arrière-plan, qui comme dans d’autres films de Godard, constitue la métaphore la plus explicite de l’ensemble des rapports sociaux. Le commerce du corps fascine le cinéaste en ce qu’il condense toutes les facettes possibles de l’exploitation:la domination — essentiellement masculine — y est à son paroxysme et se manifeste par une violence extrême, qu’elle soit verbale, physique ou encore morale.

En ce sens, le cinéma agit ainsi «comme témoin. Pas au sens de reportage, de la copie, mais au sens d’un témoignage construit avec une grande intensité esthétique. « L’art comme témoin absolu du monde contemporain », pour reprendre les termes du philosophe Alain Badiou[[Cahiers du cinéma numéro 663, janvier 2011.]]. Les films de Godard sont à ce titre des outils de pensée et des révélateurs de l’air du temps.

Les mécanismes du système prostitutionnel sont ainsi mis à nu, une analyse presque sociologique en est donnée:le recrutement, les risques, la solitude, les fantasmes des clients, les rapports sexuels, l’argent, les intermédiaires et les lieux sont montrés avec justesse et précision.

À quoi reconnaît-on la prostituée ? Comment est-elle dépeinte ? « La prostituée… ne fait pas le tapin en faisant tourner son petit sac. Il piège les clichés. Et c’est ça qui la fait exister[[Le Cercle de Minuit, spécial Isabelle Huppert, 27 avril 1995, Antenne 2.]] », déclarera Isabelle Huppert, à propos de son rôle dans ce film. Ni dépravée, ni délurée, ni « au grand cœur », la prostituée qu’elle incarne, est plutôt détachée et pragmatique. Le plaisir à la tâche est totalement hors sujet. Elle loue son corps tout en préservant une forme d’intégrité. Elle finira toutefois par trouver ça « trop dur ». Sans jugement moralisateur, Godard donne à voir l’immense chaîne des exploités et chaque maillon qui la constitue.

À travers la trajectoire d’Isabelle, ce sont aussi diverses représentations de la prostitution que nous traversons. La prostitution change de visage et dans ce film-ci, on est à la frontière de la pornographie. Au seuil en effet, car, tout frisson érotique ou voyeurisme complaisant sont proscrits tant la satire est féroce. Les scènes sont crues, la nudité sans fard et les dialogues tranchants tiennent le spectateur à distance. Godard puise dans le matériau cinématographique, le recycle, le dégraisse de toute sentimentalité et en piège les stéréotypes.

Il en va ainsi de la première apparition d’Isabelle qui se livre à un commerce des corps presque idyllique. Son visage, dans l’ombre, s’éclaire lorsqu’elle aborde son premier client. Un visage frais comme une fleur des champs, parsemé de taches de rousseur. En toute indépendance, elle accoste sans ciller un client, plutôt bel homme (Jacques Dutronc), dans une file d’attente : « Vous avez envie d’aller au cinéma? » On la devine ensuite au lit. Son visage seul apparaîtra, simulant une extase qui ne trompe personne : « Te fatigue pas, merde. Fais pas semblant », lui dira Paul.
Simultanément à ses gémissements, on entend d’ailleurs la voix intérieure d’Isabelle qui énonce à la troisième personne toutes les pensées qui la traversent. Insolite et subtil, ce mode impersonnel rend évident la dissociation obligée qui s’opère entre le corps et l’esprit lors de cet acte tarifé.
Elle avait fermé les yeux. C’était parti pour être long mais tant pis. Comme ça elle aurait le temps de penser à la journée devant elle, au temps de s’organiser. Tout d’abord elle rangerait ses propres affaires pour qu’on trouve tout impeccable dans sa chambre : le linge, les papiers. Ne pas oublier les glaces et les cuivres. Il faudrait changer le cordon du rideau qui était usé. Il faudrait faire les vitres. Après le reste, tout le reste. Qu’ils voient dans la communauté que tout repose sur elle. (…) »

Neutraliser le regard des autres fait partie des à-côtés du métier. Son commerce, pour perdurer, doit être lavé de tout soupçon, de tout signe de souillure. Par son obsession de la propreté et son efficacité pratique, elle s’érige une forteresse qui la met hors d’atteinte. Une mécanique au jour le jour fort bien rodée qui, semble-t-il, porte ses fruits. On la pensait indépendante et le démenti surgit sous forme de deux malfrats qui lui font la leçon.

Dans une parodie de polar avec poursuite en voiture, Isabelle se fait racketter au lendemain de cette passe. Des proxénètes presque sympathiques tant ils semblent désuets. Caïds un peu minables, conscients du plafond à ne pas dépasser. Ils semblent d’une autre époque, issus d’un autre film. Isabelle, maintenue par l’homme de main, la tête comme sur un billot – la fenêtre de la Mercedes – répond à l’interrogatoire du proxénète en chef assis dans la voiture.
– « Vous croyez qu’on peut être indépendante? »
– « Oui« , répond-elle en premier lieu avant de se plier au jeu dont elle comprend vite les règles.
– « Personne n’est indépendant« , lui assène le proxénète. S’ensuit une liste de métiers qu’elle est sommée de répéter : « Ni pute. Ni dactylo. Ni bourgeoise. Ni duchesse. Ni serveuse. Ni championne de tennis. Ni collégienne. Ni paysanne« . L’inventaire tient de la farce et le rire qu’il suscite écarte tout pathos. Vendre son propre corps ne se fait ni librement, ni gratuitement. Comme tout commerce, il obéit à des lois strictes. Celles, en l’occurrence, de la loi du plus fort. Les deux proxénètes lui administrent une fessée et concluent la leçon par cet avertissement : « On n’est pas des tueurs, on ne veut pas tout l’argent. Seulement la moitié. Compris ? Il n’y a que les banques qui sont indépendantes. Et les banques, c’est des tueurs. »

Godard, par cette parodie, met en pièce l’image d’un proxénète un peu voyou mais séduisant et la vision paternaliste et romantique de l’exploitation qu’elle sous-tendait. Dans ce film-ci, on entre dans une autre ère, celle d’un proxénétisme à l’image des banques, où la circulation de l’argent est abstraite, le visage de l’exploiteur, multiple et diffus.

Comment devient-on prostituée ? Comment passe-t-on ce seuil-là ? Comment y est-on initié ? Tels sont les aspects que Godard décline avec justesse dans plusieurs de ses films, saisissant aussi l’air du temps de son époque. À travers sa jeune sœur qui vient la visiter pour lui demander de l’aide, c’est le passé d’Isabelle que l’on voit. Le côté candide de la jeune apprentie permet de dérouler tout ce que signifie concrètement vendre son corps. Même si elle ne cherche pas à recruter, Isabelle s’improvise rapidement mère maquerelle et trouve sa place dans la grande chaîne des exploitants.

« Je voulais te demander si, comme toi, je pouvais faire la pute une semaine ou deux ? » demandera-t-elle. Après calcul, à plus ou moins haute voix, Isabelle évalue : « Non, c’est un bon mois« , rétorque-t-elle, comptable. « Pour obtenir 20 000 francs« . Elle jauge ensuite la marchandise : « Tu as beaucoup de seins ? Montre. Et une grosse touffe? » Elle ajoute : « Tu imagines tout ce qu’il faudra que tu fasses? »
_ « Sucer des pines« , répond sa sœur. <q>Tu l’as déjà fait?</q>, s’enquiert Isabelle. « Avec Jacques [son petit-ami]. Mais le sperme, il faut l’avaler ou il faut faire semblant?« , s’inquiète-t-elle. « Il vaut mieux l’avaler« , répondra Isabelle en ajoutant : « Tu as déjà léché le trou du cul d’un mec ? Il faudra sans doute le faire. Accepte pas tout, forcément« .

Les limites de l’abjection sont décidément bien au-delà, est-il suggéré ironiquement, dans un ton conciliant qui rend d’autant plus cinglante la réalité sordide de ce commerce. Et de conclure son initiation par cette assertion : « Les types ce qu’ils veulent, c’est t’humilier« .

La sœur finit par demander : « Tu disais diviser par deux. Pourquoi ? »
_ « 50 pour moi » répondra Isabelle, presque bienveillante. Là aussi le mythe de la famille n’est d’aucun réconfort. Isabelle l’initie, et sans remords lui lègue un unique savoir-faire, acquis l’imagine-t-on, en rupture de tous liens. On entre pas dans le métier par hasard et on n’en sort pas aisément. Un passage voulu transitoire par la jeune sœur, mais qui comme l’indique la scène finale, se révèlera illusoire. Le film se clôt, entre autres, sur cette dernière, maquillée et maquée, assise dans une voiture aux côtés de l’un des racketteurs d’Isabelle.

{{{La scène de la chaîne sexuelle}}}

Cette exploration de la prostitution s’apparente à une descente aux enfers, dont l’apogée sera la scène de la chaîne sexuelle mêlant quatre protagonistes:un patron, avec à sa botte, un sous-chef, une secrétaire et une prostituée, convoqués pour une partouze.

Comme pour les clients précédents, une même phrase sert de sésame à Isabelle : « Bonjour je viens de la part de Claudia« . Mais l’entrée en matière est cette fois plus rude. « Elle est comment ? Elle a un cul comment ? » demandera le grand patron, s’adressant à son employé. « Pas extraordinaire« , commentera le sous-chef. Sans plus d’égard non plus pour ce cadre servile, le patron lui ordonnera à son tour d’enlever son pantalon.

Le cinéaste, comme le dit le critique Antoine de Baeque, nous fait assister ici « à la décomposition d’un fantasme sexuel, telle la radiographie d’une époque qui le dégoûte tout en restant son constant matériau artistique[[Antoine de Baecque, {Godard}, Grasset, 2010, p. 582. Citation empruntée à Gilles Deleuze, {L’image-temps}, Editions de Minuit, 1985, p. 18.]] »

Par un procédé de mise en abyme, Godard nous donne à voir son alter ego fumant le cigare en train de réaliser une mise en scène de cinéma : il règle d’abord l’image puis le son, et lance la première prise. « Le son maintenant. Quand je te touche les seins avec le soulier, tu dis “aïe” et tu pompes. Toi Thierry, quand elle te pompe, tu dis “oh” et tu lui lèches la raie. Allons-y. Et toi, quand il te bouffe le cul, tu dis “eh”. Et après, tu me mets un peu de rouge, juste une fois et si je te fais signe, tu m’embrasses« .

Rien n’arrête le patron qui poursuit dans le même temps ses tractations financières au téléphone. Les corps loués pour l’occasion peuvent difficilement se dérober à incarner les fantasmes de l’homme d’affaires. Les requêtes humiliantes, exigeant une coordination sans faille de l’ensemble de la chaîne, ne laissent aucun champ libre, la disponibilité requise doit être totale.

C’est le seul moment, où pourtant Isabelle, est un temps spectatrice. Dernière protagoniste à entrer en scène, elle observe avec sang-froid les rapports avilissants auxquels elle va devoir se plier. L’effet de miroir suscite toutefois ce monologue intérieur houleux, où aux prises avec un interlocuteur absent et peut-être aimé, elle balaye rageusement les idéaux qui ont dû les animer :
« Demande à Louis qui sont ses héros : Al Capone, Guevara, Malcom X, Gandhi, Robinson Crusoe, Mama Barker, Castro, Van Gogh, Sartre, Bob Dylan. Tu vois, il s’identifie à tous les perdants. Il se prépare à perdre. On va l’aider à se laisser entuber par tout ce baratin à la con. Il n’y a que des combines. Il n’y a que des gagneurs. Rien que des combines et de la merde. Il n’y a pas de saints, il n’y a pas de génies. Rien que des combines et des contes de fée. Ca fait durer la partie. »

Cette plongée progressive dans des rapports de plus en plus insoutenables est manifeste dans la representation du corps d’Isabelle. Le critique de cinéma, Alain Bergala, souligne avec justesse que ce corps est « littéralement coupé à la taille en deux parties rigoureusement autonomes, le bas qu’elle a choisi de livrer au commerce
 mais d’où ne lui remonte littéralement aucune sensation ni émotion
perceptible dans le visage, et le haut entièrement livré au monologue
intérieur et à la fraîcheur inouïe des sensations qui lui parviennent de 
la mémoire ou de l’extérieur. La pureté du contrechamp rachète la
misère du champ. Godard filme ainsi les deux parties de ce corps, l’une nue, l’autre vêtue, en deux séries de plans parfaitement étanches, non concernées l’une par l’autre[[Jean-Luc Douin, Jean-Luc Godard, Dictionnaire des passions, Stock, 2010, p. 360. Citation d’Alain Bergala, « Filmer un nu », dans Une Encyclopédie du nu au cinéma,
Yellow Now/Studio 43/MJC Terre-Neuve Dunkerque. Repris dans « Nul mieux que Godard », Cahiers du cinéma, 1999.]]. »

Mais, dans cette dernière séquence, la dissociation du corps et de l’esprit qui opérait jusque-là n’offre plus de refuge. Dans ces différentes mises en scène du rapport sexuel, le fantasme érotique est désigné comme une machinerie proprement masculine, machinerie mortifère, radicalement étrangère à la femme, semble nous dire Godard. « Qu’est-ce que la passion ? La passion, ce n’est pas cela…« , cette interrogation qui reste en suspens est ainsi proférée par différentes voix, tout au long du film[[Un film intitulé Passion sortira en 1981.]].

{{{Un ailleurs des femmes}}}

« Il disait lui-même que “Sauve qui peut (la vie)” était son second premier film, le début d’une nouvelle période. Je crois surtout que c’est un film où la femme occupe une place différente des ses précédents films. Pour la première fois, il lui donne une conscience plus politique. Elle est au cœur d’un rapport de force qui mène le monde« , dira Isabelle Huppert en 1980.

Godard, dans son art de la digression, parsème son récit de détails secondaires qui finissent par composer un ensemble où aucune vérité n’est assenée de manière définitive. C’est par ce procédé, fait de touches, qu’il donne à voir la place des femmes et leur rapport aux autres et au monde.

Les femmes sont clairement désignées comme les plus exploitées dans un monde dirigé par les hommes. Elles plient sous le joug d’une exploitation ancestrale, faite de répression, comme il est dit au détour de quelques mots, lors de la scène de la chaîne sexuelle. Déjà au Moyen-Âge, aime à rappeler le patron, on désignait les femmes comme des « hameçons du diable », « tison d’enfer » ou encore « sorcière ». À un maillon du pouvoir, les hommes abdiquent plus promptement, n’aspirant qu’à un retournement de situation pour occuper la place dominante.

« Je ne choisis pas », martèle une femme, peut-être prostituée, confrontée à deux proxénètes. On lui somme de choisir et malgré les coups, la bouche en sang, elle refuse d’affirmer ce que tout dément. Dans cette scène filmée au ralenti, son obstination est rendue plus farouche. On la voit toutefois repartir en moto avec l’un des hommes qui la battait, signe de soumission mais certainement pas de consentement. Elle est obligée mais son intégrité, malgré la domination, reste inentamée. Une part d’elle-même se rebelle dans l’impossibilité d’adhérer à ce mode relationnel centré sur le pouvoir.

Dans un registre voisin, une remarque de Denise à Paul, le compagnon dont elle essaie de se séparer, est assez révélatrice. « On dit toujours qu’il faut compter sur quelqu’un. Moi j’aurais voulu avec« . Denise cherche d’autres modes de relation, basés non sur la dépendance affective, et moins encore économique, mais sur un réel partage rendant possible l’émergence d’une forme d’abandon propre à l’état amoureux.

« Chaque fois que vous verrez passer un camion, pensez que c’est une parole de femme qui passe« , dira Paul, faisant allusion au film Le Camion de Marguerite Duras, qui porte sur les désillusions politiques du siècle. Peut-être l’une des clés de cette place des femmes résident dans les propos de cette dernière, qu’on ne voit pas mais qui prête sa voix lors d’une séquence : « S’il y a un lieu de la femme, je ne sais pas s’il existe, (…) C’est un lieu d’enfance, beaucoup plus d’enfance que le lieu de l’homme. L’homme est plus enfantin, mais il a moins d’enfance« .
_ Une place ténue, d’où une part d’humanité est encore préservée.

Nul mieux que Godard n’a saisi avec une telle acuité et une telle constance les mécanismes de domination propre à la prostitution. Cette variation sur un même thème, qui court sur une vingtaine d’années (de 1960 à 1980), souligne les constantes et imprime l’air du temps de ses représentations nouvelles. Une vision, distancée et tranchante, qui gagnerait à être vue du plus grand nombre.

Tout cela fait de ce cinéma en particulier, ainsi que le définit Alain Badiou « l’art social et politique par excellence, le meilleur marqueur d’une civilisation, comme le furent la tragédie grecque, le roman d’apprentissage, l’opérette en leur temps[[Alain Badiou, {Cinéma}, Nova Éditions, 2010.]] ».