Benoîte Groult ou les chemins de la liberté

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Ce 21 juin 2016, c’est une femme de lettres audacieuse, une féministe joyeuse et forte qui disparaît. Avant de partir, Benoîte Groult aura au moins eu la satisfaction, à  96 ans, de voir votée la loi de lutte contre le système prostitutionnel.

Grande vivante, grande amoureuse, grande révoltée, romancière, journaliste, elle a conté avec le même bonheur ses combats contre toutes les prisons qui enferment les femmes et ses petits plaisirs, comme ses parties de pêche avec son mari Paul Guimard.

Benoîte Groult invitait les femmes à  pousser des cris ; pas des cris de colère, pas des cris de haine, ce n’était pas son style, mais des cris de vie ; elle les exhortait à  ne plus vivre chacun de leurs actes avec les yeux des hommes et les critères des hommes. C’est elle qui eut cette phrase mémorable, rappelée aujourd’hui par le Haut Conseil à  l’Egalité dans un communiqué : Le féminisme n’a jamais tué personne ; le machisme, lui, tue tous les jours.

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D’une certaine façon, nous sommes toutes des prostituées, écrivait-elle dans son essaiAinsi soit-elle, d’une lecture presque insoutenable tant ses pages contiennent toute la haine et le mépris des hommes pour les femmes (heureusement allégée par un humour corrosif).

La prostitution fut l’un de ses sujets de prédilection. Pour nous, elle reste celle qui écrivit en 1976 la magnifique préface de l’ouvrage de Jeanne Cordelier,La dérobade[[- L’un des plus grands témoignages de femme prostituée paru chez Hachette en 1976 et ré-édité aux éditions Phoebus en 2007.]] (lire ci-dessous).

En 2016, pas une virgule n’est à  changer. Les mots sont limpides. Tout est dit, loin des débats sans fin qui ont marqué les décennies suivantes et ont tout fait pour embrouiller la pensée. Tout, aussi, sur le malheur des putains.

Pour elle, la prostitution est tout simplement l’aveu du rapport de force qui s’est instauré entre l’homme et la femme, transformant la notion de plaisir basé sur l’échange et le respect mutuel du corps de l’autre, en une sexualité de maître à  esclave, qui implique le sadisme de l’un et le masochisme de l’autre.

Avec justesse, elle relève que l’archétype de la femme-putain se rencontre dans la littérature avec une fréquence que la place des prostituées dans la société ne justifie guère et dont la seule explication est la complaisance qu’éprouvent les hommes pour cette version de l’existence féminine. Quarante ans après, dans un monde envahi par les médias, les choses n’ont fait qu’empirer.

Quarante ans donc ont passé depuis qu’elle relevait comment les hommes avaient trié les femmes en catégories : reproductrices et gardiennes du foyer d’un côté, hétaïres pour les plaisirs des sens de l’autre. En gros, la maman et la putain. Surtout, disait-elle, pas tout chez la même femme ! Sinon, c’est la fin de l’amour-domination et le commencement d’une aventure autrement dangereuse qui s’appelle l’égalité.

Forte préface, mots exemplaires! et pour nous profond désespoir ? Ne devrions nous pas tenir ses mots pour complètement dépassés ? La récupération par le biais de la pornographie et de la violence, de la femme esclave qu’on peut châtier, enfermer, mutiler, enchainer selon son bon plaisir ne devrait-elle pas appartenir à  l’histoire ? Non seulement cette femme esclave est aujourd’hui diffusée à  échelle industrielle, mais l’exploitation commerciale que Benoîte Groult fustigeait parvient toujours à  snober tout un public masculin et à  parfaire le conditionnement des femmes à  la soumission et au mépris d’elle-même.

La résignation bien apprise, l’éternel dévouement! Les femmes sont loin de s’en être libérées. Quand à  l’égalité, elle reste, chère Benoîte, une aventure dangereuse. Les jeunes femmes doivent la lire, encore et toujours, pour se rappeler l’essentiel : Qu’il s’agisse de serfs, de Noirs, de pauvres ou de femmes, les droits n’ont jamais été accordés, ils ont dù s’arracher un à  un[[Ainsi soit-elle, Grasset, 1975.]].

En 2016 comme en 1976, tout reste à  faire même si, la récente loi du 14 avril le prouve, quelques pas sont faits dans le bon sens et si des hommes de plus en plus nombreux se joignent à  nous, ce qui était son rêve le plus cher. Qu’elle se rassure, fortes de son humour, de sa vitalité et de son exemple, nous n’allons pas lâcher.

Extraits de la préface rédigée pourLa Dérobade

– Benoîte Groult, préface à  la première édition deLa Dérobade, Hachette, 1976.

Ce que les clients viennent chercher dans une chambre de passe, on le sait bien aujourd’hui : ce n’est pas tant la sexualité que le pouvoir sexuel, c’est une femme réduite à  son absolue valeur d’objet, matérialisée par la somme qu’ils lui laissent en partant. La prostituée ne vend pas seulement son sexe mais sa dégradation. La condition féminine, qui s’exprime jusqu’à  l’extrême dans la prostitution, le virilisme poussé jusqu’à  l’horreur, mettent en évidence ce qu’on parvient dans la vie courante à  masquer derrière le paravent des bonnes mœurs et l’hypocrisie des bonnes manières : l’aveu du rapport de forces qui s’est instauré entre l’homme et la femme, transformant la notion de plaisir basé sur l’échange et le respect mutuel du corps de l’autre en une sexualité de maître à  esclave, qui implique le sadisme de l’un et le masochisme de l’autre.

C’est pourquoi, depuis vingt siècles, toutes les réglementations et lois successives qui ont codifié la prostitution n’ont eu pour but que de protéger le client, de fermer les yeux (et d’ouvrir les poches) sur les immenses profits qu’en tiraient des tiers grâce à  la complicité traditionnelle entre le « milieu », la police, la justice et le pouvoir ; et enfin d’aggraver la mise à  l’écart et l’humiliation systématiques de toute cette catégorie d’êtres humains destinée à  satisfaire les pulsions sexuelles d’une autre. Ces discriminations répondaient à  un besoin bien connu de ceux qui détiennent un pouvoir: diviser pour régner, affaiblir pour dominer. L’alternative du gynécée ou du bordel comblait à  la perfection ce désir et hante encore les nostalgies de bien des mâles.

Aux belles époques du patriarcat, le triage se faisait même dès l’enfance : d’un côté les femmes consacrées au foyer et à  la reproduction ; de l’autre, celles qu’on réservait au plaisir des sens et dont certains délicats faisaient cultiver également l’esprit, hétaïres ou geishas par exemple. Mais surtout, pas tout chez la même femme ! Sinon, c’est la fin de l’amour-domination et le commencement d’une aventure autrement dangereuse qui s’appelle l’égalité. […]

Elle en dit long aussi, cette récupération, par le biais de la pornographie et de la violence, de la femme-esclave qu’on peut châtier, enfermer, mutiler, enchaîner, selon son bon plaisir. L’exploitation commerciale du fascinant et dégradant rapport bourreau-victime parvient encore à  snober — ou à  combler secrètement — tout un public masculin qui ne se décide pas à  renoncer aux stéréotypes sexuels en usage dans la société patriarcale.

Quant aux femmes, elles demeurent conditionnées à  accepter ces images par des siècles de soumission, de mépris d’elles-mêmes et de refus de leur corps, savamment entretenus par des philosophes et des écrivains, qui, chrétiens ou païens, se retrouvent miraculeusement d’accord sur ce point. […]

C’est assez dire que la prostitution, loin d’être un phénomène isolé, est au cœur même de la condition féminine.

Photo : © ERLING MANDELMANN

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.