Je veux juste qu’elles s’en sortent

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Voici un document inoubliable. À travers la biographie de Bernard Lemettre, président du Mouvement du Nid de 2001 à 2010 et militant infatigable, le lecteur découvre une existence hors du commun, dévouée à la richesse de la personne humaine. On lit d’une traite ses confidences finement restituées dans cet ouvrage où s’invitent et témoignent les personnes prostituées que Bernard Lemettre a côtoyées depuis sa rencontre avec le Mouvement du Nid, en 1975.

Pendant le procès dit du « Carlton », Bernard Lemettre observe les prévenus parader et se régaler au restaurant tandis que les quatre femmes qu’il accompagne rasent les murs pour éviter les journalistes, avalent un sandwich dans un recoin du palais de justice de Lille. En dépit de cette atmosphère, il va pourtant faire du procès le bon moment, le bon endroit pour livrer une parole qui restera gravée dans les esprits. Pari réussi : l’assistance est médusée.

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Son autobiographie, Je veux juste qu’elles s’en sortent, produit le même effet. Récit d’un engagement personnel, d’une vie hors du commun, l’ouvrage est un dévoilement extraordinaire du système prostitutionnel, par un homme qui s’est entendu dire un jour par une personne prostituée : [Bernard], en parlant avec toi, j’ai l’impression de parler à une femme qui a vécu et connu le métier.

Une à une, le livre déroule les étapes de son parcours. Les ferments de la révolte devant l’injustice sont dans l’ADN familial. L’enfant grandit dans l’admiration de son parrain maquisard, de sa mère et de sa grand-mère également téméraires. Des «Cœurs vaillants» à la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), le catholicisme social lui forge un outillage militant. Le jeune homme, travaillant 60 heures par semaine dans une boucherie, se syndique, obtient pour lui et ses camarades un jour de congé.

En 1964, Bernard et son épouse Émilienne partent pour le Brésil, déterminés à soutenir des paysans sans terre qui fondent une colonie en pleine forêt vierge. Après quelques mois de formation, devenu infirmier accoucheur, il découvre la « misère noire » des chercheurs d’or, laminés par le labeur et dont tout le gain s’est évaporé dans l’alcool et la prostitution organisée aux abords de la mine. Déjà (…) s’ébauchait en moi cette idée que la prostitution fait partie d’un système qui appauvrit les pauvres, accélérant le sous-développement.

Terrain et convictions

L’intuition se cristallise en 1975. À son retour en France, Bernard Lemettre est un ardent délégué syndical, bête noire de l’industrie du bâtiment, un diacre au service des travailleurs migrants. Alors qu’il est à Lyon pour un congrès syndical, «la Fronde» des prostituées éclate. Aux côtés de ces femmes en lutte pour leurs droits, il découvre les militantEs du Mouvement du Nid et rencontre son fondateur, André-Marie Talvas : le premier à ne pas les considérer comme des “vicieuses“ sans avenir mais comme les victimes d’un système d’exploitation.

La prostitution, cette prison à ciel ouvert lui apparait comme une oppression gigantesque des individus. Les pratiques conçues par le Mouvement du Nid, comme le moment clé de la «rencontre» fondant un lien ténu mais réel avec l’univers non prostitutionnel, lui semblent respecter la dignité et l’autonomie des personnes. Bernard Lemettre parle avec clarté et passion du Mouvement du Nid, cette association qu’il a su épanouir et mener sur des chantiers audacieux une fois devenu coordinateur (1982-1998) puis président (2001-2009), sans jamais cesser d’arpenter les trottoirs lillois : Je voulais pouvoir allier théories et pratiques.

Ses ambitions ne cèdent devant aucun défi : il impulse la première affiche de sensibilisation nationale contre l’esclavage de la prostitution (1998), s’attaque à la formation des travailleurs sociaux (1994) et à la prévention, en ordonnant une enquête considérable sur les représentations des 18-25 ans (1993). Pour les jeunes, il innove en coordonnant la création des BD Pour toi Sandra (1996) et Dérapages (2010). En 2004, la toute première enquête française sur les « clients » voit le jour à son initiative et il conclut ses années de présidence en démarrant une série de colloques interrogeant les politiques publiques à l’égard de la prostitution. Ces colloques vont permettre d’organiser une action de plaidoyer intense, prémisse du front commun des 60 associations d’Abolition 2012.

Les rouages du système prostitutionnel

Pour Bernard Lemettre, comme pour l’association à laquelle il a largement contribué à donner sa physionomie actuelle, les personnes prostituées sont au premier plan. Le livre en est le reflet direct, évocation instructive des réalités de leurs existences, à travers une grande diversité de situations : femmes, hommes, travestis ou trans, personnes victimes de trafics ou Françaises, étudiantEs ou femmes âgées, sur le trottoir, dans les bars ou au bordel… touTEs ont reçu auprès de Bernard Lemettre et de sa délégation du Nord-Pas-de-Calais une écoute sans préjugés. Il décrit les rouages terriblement efficaces de l’organisation de la prostitution, le racket ininterrompu que subissent les personnes prostituées. Avec l’une d’elles, il a dressé la liste des gens de son entourage qui profitaient de son activité. Nous avons dénombré 19 personnes ! Famille, amis…la vingtième personne était son mac.

Il raconte le rôle des parents, d’éventuels traumatismes, et la rencontre avec l’homme ou l’organisation qui va utiliser ces leviers à son seul profit. Au lieu de valoriser leur enfant certains parents lui jettent (…) un sort maléfique. Traumatismes ou vulnérabilité ne constituent pas la seule cause d’entrée dans la prostitution (…) C’est une rencontre qui [la] conditionne généralement. Parmi ses atouts, la patience et la bonne distance pour permettre aux personnes de conserver, le temps nécessaire, un discours de justification et de l’abandonner quand elles sont prêtes. On ne peut pas accepter l’idée d’être soumis, constate t-il, se présenter comme travailleur du sexe permet aux personnes de gommer l’exploitation dont elles sont victimes quotidiennement. On ne parle pas de ce qui nous rabaisse et de ce qui nous fait du mal, dit-il en citant Clara, qui parle en connaissance de cause.

Bernard Lemettre ne dissimule pas les difficultés de sa tâche ni le calvaire vécu par les personnes pour se construire un avenir hors de la prostitution, en dépit des préjugés et des conséquences physiques et psychiques de ce qu’elles ont vécu. L’ouvrage offre de fortes pages sur la dissociation, ce stratagème psychique qui permet de laisser son corps s’échapper pour ne pas être anéantie ; c’était une autre qui subissait la violence de la passe. On est pourtant loin d’une galerie de victimes méritantes. Se dévoilent dans cet ouvrage des femmes aux personnalités affirmées, créatives, parfois féroces et drôles (ne ratez pas le récit de la revanche de Gisèle). Leurs confidences sont autant de diagnostics acérés sur notre société.

C’est un ouvrage plein de sérénité. Bernard Lemettre a aussi la satisfaction de penser aux petits garçons qui naissent aujourd’hui et grandiront dans un pays où être « client » n’est pas la normalité. Toutes et tous, nous lui savons gré du rôle qu’il a joué pour transformer cette utopie en réalité.