Sanctuaire du cœur

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L’auteure des remarqués « Terre des oublis » et « Au zénith » a publié, fin 2011, « Sanctuaire du cœur ». Elle y trace le portrait de Thanh, fils choyé de professeurs respectés de Hanoi, qui, après avoir fui son domicile, va se prostituer dans une maison close puis devenir l’objet sexuel particulier de Kim, une femme fortunée. Mais Duong Thu Huong évite l’écueil majeur, un roman exotique sur le « tourisme sexuel » où serait mise en avant l’exploitation de jeunes hommes pauvres par des femmes. Comme toujours chez cette auteure vietnamienne exilée en France, la petite histoire cache la grande. Ici, il est question de faillite d’idéaux révolutionnaires et de désillusion. La prostitution n’est donc pas l’objet du roman mais permet d’illustrer, à travers la descente aux enfers d’un individu, l’échec d’un destin collectif. Reste que le discours sur les prostitué(e)s, les clients, les proxénètes et l’argent mérite d’être restitué.

Prostitués, hommes et surtout femmes

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Si le personnage principal est un prostitué, l’auteure rappele que toute minorité est systématiquement mise sur le devant de la scène, [qu’]elle est tout de suite plus regardée, suscite plus de commentaires et que la majorité des prostitués sont des femmes. Elles sont d’ailleurs présentes en creux, sous les traits de jeunes filles dont les étrangers s’achètent les charmes ou de paysannes vierges vendues comme des buffles ou des chèvres. Duong Thu Huong fait également un rappel historique essentiel : des centaines de milliers de jeunes filles, à peine adolescentes, se sont prostituées pour la soldatesque américaine. Des jeunes femmes affamées (…) chassées de leurs villages brùlés, échouées dans des camps de réfugiés ou des grandes villes.

Clients et proxénètes

Les clients ne sont pas ménagés, en témoignent les descriptions physiques : Ils croient que les dollars feront oublier leur crâne dégarni, leurs dents branlantes et la peau plissée de leur cou flasque. Les clientes, elles, sont : de vieilles juments qui, si elles n’étaient pas encore tout à fait éclopées, étaient déjà sur le chemin de la décrépitude. L’acte sexuel marchand n’est jamais érotisé. Les lieux de prostitution sont des écuries où il est nécessaire de se boucher le nez, des  impasses du destinde nombreuses personnalités publiques et puissantes enfouissent leur visage dans la chair adolescente, halètent et poussent des jurons en chevauchant le corps de jeunes filles graciles, espérant trouver là des sensations extraordinaires.

Quant au proxénète, Duong Thu Huong lui prête tous les visages, celui du vieux monsieur Khoan, paysan paternaliste et « bienveillant » qui nourrit des rêves de bangkokisation, celui du mafieux qui s’adonne au trafic humain comme celui d’hommes aux manières de fonctionnaire ou de femmes.

Argent et pouvoir

Dans un Vietnam jusque là attaché à des valeurs, la libéralisation économique, encore une fois, vient bouleverser les équilibres et les mentalités. Je n’exploite personne. (…) C’est une collaboration que je propose. On fait du commerce ensemble : chacun apporte sa part de capital et on partage les bénéfices explique Khoan à Tanh. Le corps est devenu marchandise : Elle a besoin de moi comme d’un bijou ou un diamant à son cou déclare Phu Vong à propos de sa relation « contractuelle » avec une femme. Mais surtout, Duong Thu Huong n’oublie pas de pointer les intérêts financiers que génère le système prostitutionnel, et la corruption qu’il engendre. Les patrons des « grottes du paradis » et autres « auberges des fées » ont glissé quelques bâtonnets d’or dans la fente de la tirelire publique écrit-elle en soulignant que les autorités lancent des campagnes d’éradication de la prostitution et de la drogue. Mais toutes ces gesticulations ne sont destinées qu’à jeter de la poudre aux yeux du peuple. Ceux qu’on arrête sont les petites mains, ceux qu’on peut sacrifier sans problème.

Un livre sur les femmes

Malgré les apparences, « Sanctuaire du cœur » est aussi un livre sur les femmes, qui, abusées, abandonnées, trompées ou vieillissantes subissent trop de malheur. L’empathie de Duong Thu Huong pour ses personnages féminins est toujours très forte. A l’époque où un vent de liberté soulevait le voile de l’intimité, la libération sexuelle et l’égalité des droits étaient devenus des revendications aussi fondamentales que le maïs ou le manioc en temps de disette. Qu’elles le crient sur les toits ou qu’elles le taisent, les femmes modernes voulaient, en vivant au grand jour leur passion, extirper de leur chair les souffrances secrètes et la chape de silence que les générations précédents avaient endurées écrit-elle en livrant sans doute une part d’elle-même.