Proxénétisme : des tatouages pour asservir

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Des tatouages, des scarifications ou des marques au fer rouge pour exposer son contrôle : cette pratique des proxénètes aux États-Unis, fait son apparition en Espagne et en Roumanie. Le quotidien anglais The Guardian consacre à cette pratique ainsi qu’à celles qui la combattent

En anglais, on utilise pour ces actes le terme de branding qui s’appliquait auparavant au marquage au fer du bétail, ce qui reflète parfaitement la violence et le but du procédé tel que les proxénètes l’ont adopté[[Si le tatouage et les modifications corporelles sont des pratiques omniprésentes dans l’histoire humaine, elles ont parfois servi des desseins épouvantables. Les marchands d’esclaves marquaient leurs prisonniers au fer ; pendant l’Holocauste, les nazis tatouaient la population des camps. Il s’agit d’affirmer son pouvoir, de désigner et identifier les victimes, et de les obliger à vivre avec un symbole de la privation de leur liberté et de leur humanité.]]. Ici, il s’agit de déshumaniser les femmes, identifiées comme une propriété du proxénète, membre de leur « cheptel ».

Ce marquage sert plusieurs buts. Il peut être utilisé comme une punition après des tentatives de fuite de leurs victimes ou servir à indiquer aux « clients » certaines spécificités, par exemple quelles femmes sont mineures, et indiquer un prix.

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Surtout, il s’agit pour les proxénètes de démontrer leur emprise, en tatouant leur nom, le symbole de leur gang, les mots propriété de…, ou même le montant de la soi-disant « dette » de leur victime. Le tatouage est une marque permanente d’appartenance, indiquant aux autres proxénètes de se tenir à distance des femmes marquées, montrant à celles-ci qu’il leur est impossible de rompre le lien avec leur proxénète. Pour moi ce tatouage signifiait que je ne pourrais jamais m’échapper. Avec ça sur mon corps, je ne serais jamais libre, explique une des victimes témoignant pour The Guardian.

L’emprise du proxénète se confond avec leur existence même puisque le tatouage qui les désigne comme chair à prostituer, leur apporte aussi les moyens de leur subsistance : le gang habille, nourrit, loge, fournit en drogue celles qui portent sa marque.

Qui tatoue ces femmes ? Des tatoueurs proches des gangs, également des tatoueurs professionnels peu scrupuleux certainement. En 2011, une pétition demandait à l’association The Polaris Project, luttant contre le trafic d’êtres humains, de former des tatoueurs à reconnaître des signes de proxénétisme.

L’accessibilité du matériel sur internet a certainement permis de généraliser la pratique, un proxénète pouvant facilement acheter à bas prix le matériel pour tatouer lui-même ses victimes – ce qui donne une autre dimension au terme de « boucher » ou scratcher, nom utilisé par la communauté des tatoueurs pour désigner ceux qui tatouent sans connaissances pratiques, hygiéniques et artistiques. Cette pratique favorise les infections et la contamination croisée, exposant les victimes à un risque supplémentaire.

Jusqu’ici apanage des proxénètes des gangs d’Amérique du Nord, le marquage des femmes a été observé en Espagne en 2012 lors du démantèlement d’un réseau de proxénètes roumains. Ceux-ci tatouaient sur le corps de leurs victimes (qu’ils désignaient sous les noms de colis et de bagages) un code-barre assorti d’un chiffre.

Paradoxalement, le marquage des victimes aide parfois les enquêteurs à remonter jusqu’aux proxénètes et représente une pièce à conviction. En 2012 à Chicago, six mois après la condamnation dans la même ville à cinquante ans de prison pour trafic de mineures de Datqunn Sawyer (qui tatouait lui aussi ses victimes), le juge Robert Gettleman a condamné Alex « le Cowboy » Campbell à la prison à perpétuité, une peine alors rare pour proxénétisme. Campbell avait passé à tabac, violé, menacé et contraint à la prostitution des jeunes femmes en situation illégale auxquelles il promettait un métier et un toit, avant de leur confisquer leurs papiers d’identité.

Pourtant, c’est le tatouage forcé qui a le plus influé sur sa condamnation. Je pense que la pire chose que vous ayez faite à ces filles, honnêtement, c’est de les marquer comme vous l’avez fait, a exposé Gettleman. Elles ne peuvent pas se débarrasser de ces tatouages, elles sont condamnées à vie, chacune d’elles. Chaque fois qu’elles se voient dans un miroir… cela fait mal. Leur condamnation à vie requiert une condamnation à vie pour vous.

Survivors Ink : restaurer la dignité des victimes

Si un tatouage ne peut pas être effacé – les techniques actuelles au laser laissent des traces et une peau abîmée – il peut être recouvert. Et c’est ce que font bénévolement quelques tatoueurs professionnels membres du réseau Survivors Ink, une association qui met en contact des femmes survivantes de la prostitution, qui ont été marquées par leurs proxénètes, avec des tatoueurs engagés. Ceux-ci s’emploient à cacher les marques des proxénètes par d’autres motifs, choisis par les femmes elles-même.

Survivors Ink a été fondé par Jennifer Kempton, survivante de la prostitution, qui a elle-même été marquée à plusieurs reprises. fois. Grâce à Survivors Ink, Jennifer Kempton récolte des fonds afin de recouvrir les tatouages d’autres survivantes du trafic et de la prostitution.

Une des femmes concernées, Erica, a fait recouvrir le nom du gang qui l’a marquée par une plume et les mots Free yourself (Libère-toi). Elle explique dans le reportage publié par The Guardian : Je me suis libérée de la servitude. C’est la meilleure chose que j’ai faite. Je n’appartiens à personne à part moi-même. [La marque du gang] ne me définit plus désormais.

Recouvrir les marques de branding peut aider ces femmes à couper le cordon symbolique qui les rattache à des années de violence et souvent d’addiction aux mains des gangs, des proxénètes et des « clients ». Il est aussi possible d’agir en amont, en apprenant aux tatoueurs à reconnaître les marques d’emprise et les tatouages demandés par les proxénètes. Enfin, il est possible de retourner leurs armes contre eux puisque le marquage peut permettre d’identifier les victimes des proxénètes et ainsi d’aider à démanteler leurs réseaux. Ces pratiques sont incroyablement violentes, mais elles ne sont pas une fatalité.