Clementina : Libre, mais pour faire quoi, pour aller où?

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Clémentina a été reconnue victime de la traite des êtres humains. Enlevée dans son pays, l’Albanie, par un réseau, elle a tout subi : les pires violences des proxénètes et des « clients » puis l’indifférence d’une société qui n’a pas prévu les moyens nécessaires pour l’aider à se reconstruire. C’est le Mouvement du Nid qui a tout mis en œuvre pour lui permettre de croire encore en l’avenir ; avec du temps, de l’imagination et beaucoup d’amitié.

Nous étions une famille albanaise de la classe moyenne et je n’ai manqué de rien. J’ai été enlevée à 16 ans et demi. Je marchais dans la rue et deux types m’ont poussée de force dans une voiture. Je me suis retrouvée enfermée dans une maison, dans une autre ville, avec deux autres filles. J’ai été violée.

J’étais mince, blonde, je faisais très jeune. Ils choisissent des filles jolies et vierges. Je n’avais jamais embrassé un garçon.

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Mes parents ont porté plainte. Mais le communisme était tombé depuis peu et en Albanie, on tuait, on volait des armes et on enlevait des jeunes filles. Les disparitions, ce n’était pas la priorité. J’ignorais tout de ces enlèvements, on n’en parlait pas devant les enfants.
La première fois… on m’a frappée, violée. C’est dur. La violence. Le type criait ferme ta gueule.

Je suis restée là quelques jours et, une nuit, on m’a emmenée en Grèce. À la frontière, l’un des hommes a donné des dollars au douanier ; une belle somme. À Athènes, je me suis retrouvée dans un appartement plein d’hommes et de femmes. J’ai vu quatre filles en jupe courte s’habiller et se maquiller. Je ne comprenais rien, je ne savais rien, on ne me disait rien. Le chef m’a emmenée dehors pour manger et acheter des vêtements. Il essayait de me mettre en confiance. Il avait dit aux autres mais c’est une gamine ! Il avait l’air d’avoir un peu pitié.

Il y avait une fille très méchante qui était avec le frère du chef. C’était une maquerelle. Le chef a dit attention, vous ne la touchez pas. Quand il est parti, elle m’a enfermée
dans une chambre. Et là, elle a fait passer sur moi tous les hommes de la maison. Un par un.

Quand il est rentré et qu’il m’a vue par terre, en pleurs, il l’a insultée. Puis un ami à lui est venu et il m’a emmenée dans une petite île touristique pas loin de Chypre. Est-ce qu’il m’a vendue ? Je ne sais pas.

Mon mac, c’était un barbare

Je suis restée un mois là-bas dans un night-club comme hôtesse puis on m’a emmenée en Italie. Mon mac prenait de l’alcool et de la cocaïne. Au début, il était gentil mais en Italie, j’ai vécu l’horreur. C’était un barbare. Il me frappait, il me faisait dormir par terre, me privait de nourriture, me plongeait dans des baignoires d’eau froide. Il me tirait par les cheveux jusque dans la voiture des clients. Un jour, il m’a mise par terre, m’a ouvert la bouche et a placé son arme dedans. C’est son cousin qui m’a sauvé la vie.

Il me faisait travailler jour et nuit. J’ai réussi à ne pas tomber dans l’alcool et la cocaïne mais je fumais quatre ou cinq paquets de cigarettes par jour. Il m’achetait mes vêtements. J’étais dans une dépendance absolue. Il ne me laissait jamais un sou, jamais. Alors j’en cachais un peu dans un trou, là où je travaillais. Mais une fille me surveillait et elle m’a vue. Alors elle l’a rapporté à la maison où nous vivions tous ensemble (elle et une autre femme et leurs «chéris», les cousins de mon mac, lui et moi). Qu’est-ce que j’ai pris !

Je priais. Quel dieu, je n’en sais rien. J’ai pu parler au téléphone avec ma famille mais sous surveillance. Il fallait que je dise que j’allais bien et que je travaillais dans une usine de couture. Si je laissais échapper quelque chose, il me donnait des coups de pied ou il faisait le geste de me trancher la gorge.

Avec les clients, je faisais la morte. Je n’étais pas là. Je n’étais rien. J’ai subi beaucoup de violences. J’ai été frappée, volée. Après je prenais encore des coups du proxo parce qu’il disait que c’était de ma faute. Un jour, je me suis retrouvée dans le coma après un accident très grave dù à l’agression d’un client.

Puis il m’a vendue. Si j’étais restée avec lui, je serais morte. Je suis arrivée dans une autre ville d’Italie. Mon nouveau mac m’a fait épouser un Italien pour avoir des papiers pour que la police me laisse tranquille.

J’étais au trottoir, sous contrôle permanent. Je n’avais aucune amie parmi les autres Albanaises. Elles auraient tout répété à leur mac dont elles étaient amoureuses. Je les entendais parler de leur «mari» ou de leur «chéri», rêver de mariage et de maison.

Ça me faisait de la peine de les voir aussi aveugles. Mais au moins, pour elles, c’était moins difficile, entre guillemets ; tandis que moi, j’étais lucide sur ma situation.

Je pleurais tout le temps. Il y avait un ou deux clients qui se rendaient compte de ma détresse. L’un d’eux m’a un jour emmenée chez lui. Une fille l’a dénoncé, il a été tabassé par les proxos. Les autres filles relevaient les numéros des voitures au cas où j’aurais tenté de m’échapper.

J’ai aussi vu des filles qui ont compris et qui ont été assassi- nées. L’une a été tuée par son mac. On l’a retrouvée morte au milieu d’un champ. Celui-là a été arrêté. Une autre est en fauteuil roulant. Elle a essayé de s’enfuir avec un client. Ils l’ont attrapée, attachée à une voiture et traînée sur l’autoroute. Elle a été cinq mois dans le coma et elle est restée paralysée.

Je ne fermais jamais ma gueule. C’est pour ça qu’ils étaient si méchants. Je m’en foutais de prendre des coups.

Ça existe, ça, forcée ?

J’ai gardé deux amis d’Italie ; pas des clients. Ils venaient juste pour m’offrir un café. Certains sont venus une fois comme clients puis plus jamais. Ils m’ont fait de petits cadeaux. Ce ne sont pas tous des salauds.

Mais des salauds, il y en a. T’es triste ? Mais tu n’es qu’une pute. Ferme ta gueule, je paye. Certains me voyaient avec des bleus, je leur disais que j’étais forcée par mon mac. Ils doutaient : ça existe, ça, forcée ? Ils avaient payé, ils ne voulaient pas le savoir.

En 2002, on m’a amenée en France, à Mulhouse. Mon troisième mac était encore pire que le premier. Il était recherché par Interpol en Hollande, en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Grèce, en France, en Belgique et en Suisse. C’était un gros gibier, il faisait du trafic de femmes mais aussi de drogue, d’armes et de voitures.

Lui est tombé mais pas le réseau. C’est quand il m’a écrit pour me demander de lui envoyer de l’argent en faisant écouler par ses amis des ordinateurs qu’il avait volés que j’ai su qu’il avait été arrêté. Ces amis en ont profité pour partir vite fait, ils avaient peur que je les dénonce. Et c’est là que j’ai pu échapper à tout ça.

Je fumais sans arrêt et j’étais très maigre. Les gens pensaient que j’avais le sida. Personne ne m’avait jamais aidée. J’étais méfiante. Je voyais passer les gens du Nid mais je leur disais que tout allait bien.

Se reconstruire, un travail de longue haleine

Quand mon mac a été arrêté, continuer la prostitution, c’était inenvisageable. Mais il fallait que je fasse attention, mon mac avait des amis et deux macs vivent toujours en Albanie. J’ai renoué les liens avec ma famille, au bout de treize ans ! Mes frères qui travaillent en Grèce m’ont envoyé de l’argent.

Je me retrouvais libre. Mais pour faire quoi, pour aller où ? Je n’avais aucun droit, je parlais à peine français. Jusque là, j’habitais dans les appartements loués par les macs, grâce à de fausses cartes d’identité italiennes. J’ai donc été hébergée par une femme qui a prévenu le Nid puis par un client qui a voulu profiter de la situation.

Avant, je n’avais jamais eu d’amis. Je n’avais jamais connu le restaurant, le cinéma… C’est avec mes amiEs du Nid que j’ai découvert tout ça. Ce que j’ai le plus apprécié, c’est leur façon de venir vers moi sans rien attendre en retour, gratuitement. Ils ont agi très vite (lire ci-dessous).

Le problème a été l’attente. Trois ans ! Il s’agissait d’un gros réseau albanais et je comprends qu’il ait fallu une longue enquête. Mais trois ans ? Trois ans sans rien faire, sans le droit de travailler, avant d’obtenir une carte de séjour d’un an. J’ai traversé des périodes de découragement total.

Je ne suis personne

J’ai été entendue deux fois à l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA). C’est très dur : raconter son histoire à quelqu’un d’insensible, qui voit passer tellement de gens… J’ai eu des récépissés d’un mois, puis un de trois mois, mais sans droit au travail. En 2008, j’ai eu la carte d’un an. C’est terrible de devoir chaque année se retrouver à la préfecture face à un homme en tenue de policier quand beaucoup de policiers qu’on a croisés ont tenté de coucher avec vous et vous ont traitée comme une moins que rien. J’ai très peur de la police.

Au bout de cinq ans, j’ai droit normalement à une carte de séjour de dix ans. J’en suis à ma septième carte d’un an. Aujourd’hui, je pourrais obtenir la carte de dix ans mais à condition d’avoir un CDI. C’est la réponse que m’a faite le Préfet à qui j’ai écrit. Mais un CDI, c’est difficile d’en avoir un ! Avec ce que j’ai vécu, est-ce que je n’ai pas droit à quelque chose de correct, à sortir de la précarité ?

J’ai été reconnue victime de la traite des êtres humains. Ce statut devrait m’aider mais, en fait, je ne suis personne.

Comme si ça ne suffisait pas, quand je suis retournée en Albanie, les douaniers ont voulu m’arrêter. Il y a un mandat d’arrêt contre moi parce que les proxos m’ont fait voyager avec de faux papiers. J’ai déjà fait de la prison à cause de ça. En Grèce, on a mis un tampon rouge sur mon passeport : personne dangereuse, interdite de séjour. Dix ans après, alors que je suis la victime, je suis toujours fichée.

Pendant ce temps-là, les macs vivent la grande vie et roulent en grosse bagnole. Quand j’ai expliqué ma situation au flic, il m’a dit : vous n’aviez qu’à demander de l’aide. Mais tout ce qu’il avait fait, c’était d’essayer de coucher avec moi ! Je voudrais porter plainte contre ces choses-là.

Heureusement, j’ai habité 18 mois chez une bénévole ; pour moi, c’était tellement important de ne pas me retrouver dans un foyer qui m’aurait rappelé la vie d’avant où on habitait avec d’autres personnes qu’on n’avait pas choisies. Là, je retrouvais une vraie famille. En plus, elle est bonne cuisinière… J’ai repris du poids.

J’aurais besoin de ne plus penser. Je pleure tout le temps, en revivant toutes ces violences. C’est un miracle que je sois encore en vie ; je devrais être morte, à cause des proxos, à cause des clients… En plus, j’ai fait des tentatives de suicide.

Aujourd’hui je suis mariée ; mon mari, je le plains. C’est lui qui trinque, par la faute de tous les autres. J’explose, j’ai des accès de rage et je me sens affreusement mal après.

Ne m’appelez plus jamais « pute »

Je n’ai jamais supporté le mot « pute ». Aux clients, je leur disais de quel droit tu me traites de pute ? Tu ne sais rien de ma vie. À Mulhouse, des jeunes m’ont craché dessus quand j’étais au trottoir. Je leur ai demandé de descendre de voiture et de me faire des excuses. Je leur ai expliqué que j’avais été enlevée, forcée, frappée, que je n’avais pas
revu ma famille depuis des années.

Il y en a un qui m’a dit je m’excuse vraiment. Ils m’ont embrassée sur la joue et apporté un café chaud. Je leur ai dit : faites-le savoir autour de vous. Je ne suis pas une pute, je suis une personne. Je l’ai fait, pas seulement pour moi mais pour toutes les filles.


Au Mouvement du Nid, inventer l’accompagnement

Une fois informés de l’arrestation du mac de Clémentina, il fallait agir très vite. Nous avons construit des ponts avec elle, elle était en situation de survie.

Elle a été hébergée à droite, à gauche en attendant de trouver une solution. Toute la délégation s’est investie, comme on se met en cordée pour faire une escalade. Nous avons actionné le réseau, les services sociaux. Pour nous, un accompagnement comme celui-ci est une vraie relation qui se construit dans le temps et qui peut durer autant d’années que nécessaire.

Nous avons été les témoins quotidiens de la souffrance de Clémentina, de ses doutes, de son attente sans fin. Il faut des mois, des années de reconstruction. Toutes ces formalités, cet abandon n’ont fait que réactiver son insécurité. Cette situation nous a permis une nouvelle fois de mesurer les manques : toute victime devrait avoir droit à des séances avec des psychologues remboursées par la Sécurité Sociale ; peut-être pas de la psychanalyse, peu adaptée à des personnes qui souffrent de solitude et d’insécurité ; mais plutôt des thérapies brèves pour travailler sur la mémoire traumatique.

La question du corps est centrale, il s’agit de se le réapproprier. Nous avons donc monté un atelier de taï-chi (gymnastique favorisant la relaxation) qui permet de fonctionner en petits groupes. Faire venir un prof de taï-chi à nos permanences nous semble une bonne piste, pour tout le monde, les personnes accueillies comme les militantEs.

Il y a aussi des ateliers d’art-thérapie par la médiation artistique auxquels elles participent si elles le désirent. Parmi nos projets, il y a aussi la création de groupes de parole, l’organisation de randonnées et de séjours en montagne, par exemple avec une survivante de la prostitution. Il faut constamment inventer, faire bouger les cadres…

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.