Eliane : Pour moi, il y a urgence…

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On parle des « besoins » des hommes, de leur éventuelle « misère sexuelle » ; jamais des manques et des détresses des femmes, vécus en silence, jamais du drame que traversent celles qui découvrent que leur mari, leur compagnon, est client.

Eliane dit sa révolte mais aussi la tragédie — le sida — à laquelle elle a, par chance, échappé.

J’ai vécu quinze ans en tout avec cet homme, dont deux ans et demi après avoir découvert qu’il était client de la prostitution. Deux ans de questionnements incessants. (…)
Évidemment, il me disait que ce n’était pas me « tromper » ; qu’il avait des « besoins ». S’il sentait qu’un argument était usé, il en essayait un autre. Toujours pour se justifier. C’est toujours la faute des autres. Les autres étaient coupables. Surtout moi. (…) On ne peut pas dire qu’il pensait que c’était normal. Non, il ne pensait pas, tout simplement.

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J’ai découvert le pot aux roses en 2003. Je l’avais mis dehors et il habitait une maison que nous avions ensemble. Je voulais une séparation mais il reprenait contact avec nous, mon fils et moi, quand il n’avait rien d’autre à faire. Je laissais faire pour préserver la relation entre mon fils et lui. (…)
En 2002 déjà, j’avais découvert qu’il allait sur des sites porno. Du porno crade. Des trucs très violents. Je l’avais pris entre quatre z’yeux. Il avait eu honte. Je m’en étais aperçue parce que les images revenaient constamment sur l’ordinateur. Mon fils avait 13 ans et s’en servait aussi.

Quand je lui ai demandé s’il se rendait compte de ce qu’il faisait, il m’a répondu : « Tu crois qu’il m’a attendu pour regarder du porno ? » Bref, il avait encore trouvé le moyen de se déresponsabiliser.

Il a fallu que je m’attaque aux questions matérielles pour la séparation. (…) Un après-midi, j’ai regardé ses comptes. Son dernier relevé portait un découvert de 3000€. Un gouffre ! J’ai remarqué une liste de retraits tardifs, en soirée, toujours dans le même quartier. J’ai compris tout de suite. Je n’y avais jamais pensé ! C’était quelqu’un de tellement “clean”, gentil, dans la norme. C’était d’ailleurs ce qui m’avait poussée vers lui.

Ces retraits avaient lieu trois à quatre fois par semaine, des sommes de 150 à 200€ par nuit. Un véritable délire. En tout cas, ce n’était plus à cause de moi puisque nous ne vivions plus ensemble !
Le jour même, j’ai crevé l’abcès. Je lui ai tout balancé à la figure. Il a nié ! Il faut dire que dans la vie privée (…), c’est un homme qui ne parle pas, qui ne communique pas. C’est aussi un menteur extraordinaire.

Sur le plan sexuel, je n’étais pas satisfaite. (…) Enfin, je suis peut-être trop exigeante… Il ne disait pas un mot. Moi, je me suis remise en cause ; je me suis demandé si je parlais trop. Mais si je ne parlais pas, c’était pareil. Alors je faisais semblant et il ne voyait même pas la différence. (…)

J’avais 35 ans et je me flétrissais. (…) J’ai essayé d’en parler, de susciter une réaction. Rien. Si, il disait juste que le sexe n’était pas important.
Je pleurais, j’étais en pleine souffrance, en pleine misère affective. C’était une vie d’étouffement. Je vivais ce silence comme une violence. Je le vois encore dans son fauteuil ; il ne me regarde pas et il ne dit rien. Je n’avais personne, je me retrouvais avec des problèmes de boulot et un fils avec un handicap. J’étais ferrée.(…)

Finalement, j’ai réussi à lui faire dire qu’il allait voir les prostituées. Il s’est écroulé. Il a pleuré. Je l’ai ramassé, littéralement. Il a ajouté que ça lui était arrivé trois ou quatre fois. Même au moment de l’aveu, il a trouvé le moyen de mentir.

Un peu plus tard, il a entamé une liaison avec une femme. Il est devenu très agressif. Il venait toujours à la maison. J’ai décidé de lui faire vendre sa part de notre maison commune. Je me suis donc mise à éplucher ses comptes sur les dix dernières années. Et j’ai découvert que ses sorties prostitution remontaient au minimum à 1994.
À ce moment-là, je fumais, je ne dormais plus et je pesais 48 kg. Ça ne pouvait plus continuer. En tout cas, dès que j’ai su qu’il voyait des prostituées, je lui ai demandé de faire un test. Il a ri.

À chaque fois que je l’avais au téléphone, je lui en reparlais. Sa réponse était toujours la même : je vais le faire, je vais le faire. À cause de mon fils, j’ai encore passé un Noël avec lui. À un moment, il a posé sa main sur moi. J’ai eu envie d’y croire à nouveau. Nous avons même eu des relations sexuelles, les choses recommençaient. J’ai à nouveau réclamé le test.
Il y est allé. Un matin, son médecin a essayé de le joindre par téléphone. Je suis passée à son bureau et je lui ai posé la question des résultats.
Je vois encore la scène : il ne me regarde pas, il fixe une affiche sur le mur et dit, « C’est positif ». Je suis sortie dans la rue, il m’a suivie. J’ai hurlé.

Tout cela se passait dix jours après qu’il fut revenu s’installer chez moi (…) je me sentais complètement coincée, avec en plus l’angoisse de savoir si j’étais moi aussi séropositive. Je suis allée faire les tests, il ne m’a pas accompagnée.
J’étais par terre. Je ne pouvais plus me lever. Heureusement que j’avais une amie avec moi. J’étais prostrée, anéantie. J’ai jeté ses affaires. Je me retrouvais face à une question de vie ou de mort, mon fils allait peut-être être orphelin. Et lui disait qu’il fallait toumer la page !
(…)

Je voudrais que mon histoire serve à quelque chose. Je me documente sur la prostitution, je cherche quels moyens on pourrait mettre en place pour lutter : l’éducation au sein de la famille et de l’école, bien sùr, travailler sur les mentalités, marquer les esprits comme on a pu le faire pour la peine de mort.
Enlever tous les clichés sur le masculin et le féminin.

Il faudrait aussi aborder la question dans les médias, de façon à toucher le plus grand nombre. On l’a fait lors de la Coupe du monde de football, mais, passé l’événement, plus rien, plus un mot. Que manque-t-il pour y arriver ?

Pour moi, il faut recentrer le sujet sur le client et sur la nature de l’acte en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une relation sexuelle, en montrant de manière réaliste que l’acte n’a rien de « glamour », en rappelant que le client, c’est votre père, votre mari, votre ami et qu’il est capable de mettre tout le monde en danger.

Pour moi, il y a urgence. Je suis convaincue qu’il faut passer par une loi d’interdiction. Car dans l’argumentation de ces hommes, revient toujours la phrase : « de toute façon ce n’est pas interdit ». Puisqu’il est impossible de faire la différence entre prostitution libre et réseaux, le doute même impose une interdiction : principe de précaution. L’État ne peut pas cautionner cela.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.