Extraits : Elles et ils parlent des « clients »

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Elles – et ils, aussi – nous parlent des « clients ». Le rapport de pouvoir, la jouissance de disposer de l’autre, le mépris qui n’est jamais loin, la violence même… Un envers du décor que la société ne souhaite pas entendre, elle qui préfère voir dans le recours aux personnes prostituées une prétendue soupape de sécurité ou un acte anodin.

Noémie

Les clients étaient des coqs. Ils pouvaient nous traiter de tout. Ces hommes, ce sont des dominants. Ils viennent taper leur petit délire. Le plus vieux avait 85 ans! J’en voyais beaucoup autour de la cinquantaine. Pas spécialement des jeunes. Dans les loges des cabarets, ils prennent une bouteille, ils soulèvent la jupe, ils vous tripotent le sexe, parfois ils viennent à plusieurs ou alors on est deux filles. C’est vraiment dégueulasse. En plus, on rentre dans un jeu. La compétition entre filles, on en retire une fierté, parce que les clients nous préfèrent! On se croit dominante parce qu’ils paient. L’argent justifie des choses dégueulasses. On a 100€ dans la main mais dans le corps et la tête, les dégâts ne sont pas chiffrables. On repousse toujours les limites, c’est un piège. J’avais des relations avec des hommes qui me faisaient des cadeaux. Je me sentais dépossédée, dépendante. Je perdais ma confiance en moi On se dit : qui je suis finalement? Ces mecs finissent par vous dégoûter. Sans son cul, on ne serait rien. On se dit que finalement, on ne sait rien faire d’autre.

Clara

Pour les clients, la prostituée, c’est rien. Un objet. Les clients, je les voyais comme des chiens. Je ne comprends pas le plaisir qu’ils prennent. On voit de tout : des obsédés, des maniaques. Je n’ai jamais montré que j’avais peur. En fait, j’avais très peur mais je faisais comme si c’était moi qui décidais. Je connais des filles qui ont été violées, qui ont pris des coups de couteau par des clients, comme ça, pour le plaisir. Il y a des malades, certaines ont subi de vraies tortures.

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Thomas

Au tout début, je tombais sur des hommes qui avaient l’air très imbus d’eux-mêmes. Avec eux, tu n’es pas un être humain, mais du bétail. Après, j’ai trié les clients pour éviter ceux-là. Les autres voulaient essentiellement du rêve, de l’évasion. C’était comme un jeu de rôle. Je les laissais parler, je les écoutais (ou plutôt je faisais semblant) pour leur donner l’illusion d’un bon moment. Il y avait comme un rapport de maître à disciple, un rapport brutal déguisé sous le masque de douceur… Pour certains, ils menaient une double vie. La journée, Monsieur tout-le-monde, la nuit, le client qui se servait du prostitué pour rehausser son ego. Ceux-là, j’ai l’impression que l’ennui et la solitude les poussent vers les prostitués. Pour d’autres, il peut s’agir d’une conscience pas bien assumée de leur sexualité. Il y a, bien sùr, des homosexuels. Mais certains, sadiques ou frustrés, viennent juste pour humilier les prostitués; leur faire sentir une infériorité, autant en tant que prostitués qu’en tant que gays … La violence, ça existe.

Certains vous regardent comme du bétail en vous examinant les dents, en vous tâtant les fesses… Plus encore, certains refusent le préservatif qu’ils jugent comme un affront à leur virilité. De toute façon, n’importe quelle forme de prostitution, toute illusoire de douceur soit-elle, est une violence, faut pas se leurrer … En tout cas, certains m’ont déjà frappé.

Fiona

Les hommes. Certains tendent leur billet dès la porte. Ils disent je veux ça . Parfaitement, ça. Il Y en a même qui disent: n’importe quoi en regardant la gérante. On a de la haine. Il y a ceux qui négocient les prix, qui trouvent que c’est trop cher. Vous avez l’impression d’être un morceau de viande chez le boucher. Ceux qui disent à la gérante en nous regardant: Tu n’as que ça?

Heureusement, on n’entend que le pseudo. On pense que c’est l’autre, pas soi. Y a des clients violents, bien sûr. Il faut savoir qu’il y a des hommes qui viennent parce qu’ils détestent les femmes. Pour eux, elles sont des objets ou elles sont inférieures ou ils ont besoin de se venger. Ou alors ils ont des fantasmes et ils ne se rendent pas compte que notre corps ne peut pas tout supporter. Pour moi, c’est encore plus dangereux que dans la rue. Dans une voiture, si vous hurlez, quelqu’un peut vous entendre. Mais là vous êtes dans une chambre, il n’y a pas de caméras, et il est interdit au patron d’intervenir. Vous êtes seule. De toute façon, il ne dirait rien pour ne pas ternir la réputation de l’établissement; il n’y a que le business qui compte. Et puis le mec paye, et donc il a le droit de faire ce qu’il veut. C’est l’idée que tout le monde a intégrée dans ce milieu, à commencer par nous.

Quand on subit ces violences, on se dit : c’est comme ça, on l’intègre au fond de soi. Il m’est arrivé que des hommes me brùlent avec une cigarette, je ne l’ai même pas dit au patron. Avec ce qu’on gagne, on doit se taire. De toute façon, on relativise tout. C’est un autre monde. On vit la nuit, on n’a plus le même prénom, les mêmes vêtements, il y a l’alcool, les drogues, tout ce qui fait passer dans un autre monde justement. Tout ce qui se passe dans un bordel reste dans le bordel.

Une « escort »

Les clients ? Ils n’acceptent jamais qu’on leur dise non. Ou c’est tout de suite les insultes. Ils en deviennent méchants. Mais eux vous plantent sans problème. Si on est escort, on doit tout accepter. Il y a des types hyper craignos qui nous appellent ( … ), il y a ceux qui chipotent sur les prix. Et ceux qui vous traitent de grosse salope ou de sale pute. On est censé être à leur disposition.(…) En fait, ils nous considèrent pour la plupart avec mépris.

Naïma

Je ne comprends pas leur démarche. Le plaisir de payer? Le pouvoir pour eux, apparemment, c’est aussi la possession de la femme. La prostitution, c’est avoir du pouvoir sur quelqu’un de plus faible. C’est dur d’être confrontée à la réalité de l’homme. Pour moi, les clients sont violents. Il y a les violents physiques, les barbares — je paye, tu te tais et tu obéis — mais les autres aussi sont violents; moralement, avec leurs moyens de pression ; ils se font croire et ils nous font croire qu’ils sont là pour nous aider. J’ai le sentiment que les clients préfèrent celles qui sont en pleine détresse, ça les excite plus. Ils aiment le challenge.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.