Fiona, 1/2 : Le mec paye, il fait ce qu’il veut

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Quand je sors dans la rue, j’ai l’impression que c’est écrit sur mon front ; que les gens me regardent parce qu’ils savent. Dans la rue, on regarde les handicapés d’une certaine façon. Moi, c’est la même chose ; on ne me regarde pas comme on regarderait n’importe qui.

J’ai peur de l’avenir. Peur des questions. Ce que j’ai vécu, c’est une chose qu’on ne peut pas dire. Les gens vont dire : mais pourquoi elle est allée là-bas ?

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J’ai grandi entre la Roumanie et la France. J’ai eu une éducation très carrée, en Roumanie, en institution. Puis je suis revenue en France pour faire des études. Tout était normal. Et puis je prends un logement en banlieue : un quartier populaire, moins cher… mais plus risqué. Un jour, je suis abordée par un jeune homme qui me demande si je suis nouvelle dans le quartier. Un quartier, c’est comme un territoire. Une nouvelle tête, on veut savoir ce qu’elle a dans le ventre. En général, dans ces histoires, on vous présente à des amis. Si c’est un garçon, il joue l’amoureux. Si c’est une fille, elle joue la copine. C’est toujours à base de petites astuces.

Il y a une façon de repérer les filles. Dans la rue, je peux vous dire : celle-ci ira, celle-là n’ira jamais. Ces filles qui ont le dernier maquillage, le dernier sac, qui rêvent en lisant les magazines… Moi, j’étais habillée simplement et je gardais des enfants pour payer mes études. En discutant, ce garçon a vu que j’étais seule. A ce moment là, je gagnais 400 euros par mois en travaillant tous les soirs et les week-ends et je rêvais d’une vie meilleure.

J’ai des soucis de santé depuis mon enfance. J’ai du être hospitalisée. Je comptais les euros pour payer la sécu, les médicaments. Les banques me relançaient. Lui me disait : tu pourrais avoir tout ce dont tu as besoin.
En fait, on cueille la personne pendant qu’elle rêve ; pendant qu’elle espère.
Ca s’est fait sur trois mois. On a commencé à se voir en février. Il m’en a parlé la première fois en avril/mai. J’y suis allée en septembre. Dans des bars à champagne. En Belgique.

Il n’a jamais dit pour moi mais pour que tu puisses payer ce dont tu as besoin. Au début, il vous aide à économiser. Puis il commence à parler de projets. Appartement, grosse voiture. Là, il dit nous. Il installe la confiance. Et à la fin, il dit moi.

Parce que je t’ai aidée à sortir de ta condition.

Et donc, il doit toucher une partie ; ou la totalité. Quand on se disputait, que je ne voulais pas y aller, il disait : tu pourrais faire un geste, me remercier pour le bel appartement, le beau vêtement. Pourtant, on sait avec quoi il l’avait payé… En fait, il est persuadé qu’il m’aime. Qu’il m’a tout appris. Il disait : je fais tout pour toi. Tu n’as plus besoin de moi, tu me jettes.

Soit ils s’en persuadent, soit ils essayent de nous persuader nous.

On y croit. On n’a plus que ça. Bien sùr, il dit : c’est pour six mois ; le temps de sortir des problèmes. Encore un mois, encore un jour…. Tu verras, à la rentrée… Et puis à la rentrée, pas encore, on n’a pas assez.

À l’époque, j’avais peu de liens familiaux, je les évitais. Je mentais. Les amis, on ne les voit plus. On s’isole. Les seuls liens qui restent, c’est le milieu. Il n’y a que là qu’on peut se confier.

On est prises par la peau, par les cheveux, pour entrer là-dedans. Même en larmes, il est arrivé qu’il me dépose devant la porte. On sait qu’on finira là-bas. Donc, il vaut mieux arrêter de pleurer que de prendre des coups. On cède avant les coups. On ne peut pas affronter les poings d’un homme.

Quand j’ai commencé, je ne savais pas que ce serait de la prostitution. Il m‘avait dit que je pourrais danser dans les bars et faire juste un peu de strip-tease. Quand il m’a accompagnée dans le premier établissement, j’ai vu les filles se déplacer en lingerie. C’était tamisé, avec du velours rouge. La patronne m’a fait visiter le bar puis les chambres. J’ai compris. Dix minutes après, j’étais en lingerie. Et tout de suite j’ai entendu la première sonnette.

En onze mois, j’ai fait sept établissements. Le premier client, je ne m’en souviens pas. Je me souviens de mon arrivée, et du premier coup de sonnette. Après, il y a un blanc. Je ne me souviens de rien. Pas du client, pas de son visage. Rien. On vit, on se souvient. Et puis il y a la mort, et il n’y a plus rien. C’est pareil. Au premier coup de sonnette, je suis morte.

J’ai cessé d’exister. Je suis devenue une autre avec un autre prénom. Il faut se laisser soi-même à la porte. D’ailleurs on nous dit : ne viens pas avec tes problèmes, laisse les dehors. On se fait violence pour y arriver. C’est pour ça qu’on pleure tous les soirs. Les soucis, on y pense quand même. Mais c’est une faiblesse.

Les hommes. Certains tendent leur billet dès la porte. Ils disent je veux ça. Parfaitement, ça.

Il y en a même qui disent : n’importe quoi, en regardant la gérante.

On a de la haine. Il y a ceux qui négocient les prix, qui trouvent que c’est trop cher. Vous avez l’impression d’être un morceau de viande chez le boucher. Ceux qui disent à la gérante en nous regardant : Tu n’as que ça ?

Heureusement, on n’entend que le pseudo. On pense que c’est l’autre, pas soi.

Il y a des clients violents, bien sùr. Il faut savoir qu’il y a des hommes qui viennent parce qu’ils détestent les femmes. Pour eux, elles sont des objets ou elles sont inférieures ou ils ont besoin de se venger. Ou alors ils ont des fantasmes et ils ne se rendent pas compte que notre corps ne peut pas tout supporter.

Pour moi, c’est encore plus dangereux que dans la rue. Dans une voiture, si vous hurlez, quelqu’un peut vous entendre. Mais là vous êtes dans une chambre, il n’y a pas de caméras, et il est interdit au patron d’intervenir. Vous êtes seule. De toute façon, il ne dirait rien pour ne pas ternir la réputation de l’établissement ; Il n’y a que le business qui compte.

Et puis le mec paye, et donc il a le droit de faire ce qu’il veut. C’est l’idée que tout le monde a intégrée dans ce milieu, à commencer par nous.

Quand on subit ces violences, on se dit : c’est comme ça, on l’intègre au fond de soi. Il m’est arrivé que des hommes me brùlent avec une cigarette, je ne l’ai même pas dit au patron. Avec ce qu’on gagne, on doit se taire. De toute façon, on relativise tout. C’est un autre monde. On vit la nuit, on n’a plus le même prénom, les mêmes vêtements, il y a l’alcool, les drogues, tout ce qui fait passer dans un autre monde justement. Tout ce qui se passe dans un bordel reste dans le bordel.

Les clients, il y a aussi ceux qui ont un certain respect. Enfin, respect, c’est vite dit. Disons une certaine réserve. Il y a aussi les pseudo amoureux qui cherchent à vous emmener à l’extérieur. Dans certains établissements, on n’a pas le droit de sortir. Dans d’autres, le client paie un forfait, par exemple 400 euros pour deux heures avec un moment à l’extérieur. On a le droit de refuser mais on se dit je vais au moins prendre un peu l’air.
En théorie, on a le droit de refuser un client. Mais on a des comptes à rendre au gérant. Et soi-même, on se dit : si je suis là et que je refuse, pourquoi j’y suis ?

C’est comme à l’usine. Sauf que c’est l’abattoir.

Vous êtes alignées, à moitié nues, et le type choisit. Il paye, il a le droit de donner son avis sur la qualité. Certains veulent tester la marchandise avant de payer. Ils utilisent ces mots là.

Avec l’alcool, ils parlent beaucoup. Ils sont vicieux. Ils sont infidèles. La plupart disent qu’ils viennent par curiosité. Surtout les plus jeunes. Je me souviens d’un qui était venu avec la carte de l’établissement et mon nom dessus. Il l’avait trouvée dans la veste que son père lui avait prêtée. Une carte avec des mots comme chaud, hot… En France, il y aurait eu scandale dans la famille. Là-bas, c’est normal.

La peur, oui. J’avais peur. Mais j’avais quelqu’un derrière. Des fois, je lui disais viens me chercher. En même temps, je sais bien qu’un homme qui vous protège, ce n’est pas un homme qui vous vend.
— Mais il venait me parler si ça n’allait pas. Avoir quelqu’un dehors, ça dissuade ceux qui sont à l’intérieur. C’est un mal pour un bien. On ne m’a jamais droguée, on ne m’a pas volé mes vêtements, mon argent, je n’ai pas été virée en pleine nuit…

Je me réveillais en larmes. La nuit, je faisais des cauchemars. Et puis j’ai été hospitalisée une nouvelle fois. Le médecin m’a dit : encore une goutte d’alcool et c’est la fin. Et puis il y avait les insultes : je ne voulais plus, alors il me disait : à quoi tu me sers ? Tu ne vaux rien, tu n’es rien. Après il s’excusait et il était aux petits soins, évidemment.

Et puis il y a eu le policier. On a été convoqués pour une autre affaire. Le policier a compris que je ne disais pas la vérité et que je travaillais pour lui. J’étais muette. J’avais honte. Cet inspecteur m’a dit qu’il avait travaillé sur les violences conjugales, que je ne méritais pas ça. Encore du vice masculin. Il m’a réconfortée. Voilà un homme qui allait m’aider ; qui représentait la loi, la justice. Finalement, tout est sorti. Onze pages de déposition en quatre heures. Onze mois de silence qui sortaient. De silence, de violence, de mal être. J’ai tout dit.

En fait, j’ai servi de pion aux policiers. Ils ne m’ont aidée qu’en vue de leur propre intérêt. Ce garçon, ils connaissaient son passé, ils le voulaient. Je l’ai fait parler, il était sur écoute. En un mois, c’était fait, il était devant le parquet.

A plusieurs reprises, j’ai voulu tout arrêter. Ils m’ont dit que ce n’était pas possible. Les policiers m’ont tout dévoilé sur la fille d’avant (j’étais au courant, il m’avait avoué que sa compagne précédente avait aussi été dans le milieu). Et pour finir, le policier m’a fait des avances. Il m’a dit qu’il aurait aimé devenir mon ami, même mon amant. Ce n’est pas ce qu’on attend quand on sort du milieu.

Je regrette d’avoir parlé. Durant l’été qui a précédé, je m’étais retrouvée face à ce garçon qui m’avait dit qu’il se sentait coupable, qu’il regrettait, que c’était une erreur et que je n’y retournerais pas. Il était devenu différent. Je me dis que j’aurais du lui laisser le temps de changer. Même le jour du procès, il m’a déclaré son amour. Depuis, je ne l’ai pas revu. Je ne sais pas ce qu’il ressent aujourd’hui. Je ne veux pas qu’il prenne ma plainte comme une vengeance. Mais qu’il comprenne.

Si c’était à refaire, je ne le referais pas. De toute façon, il a pris quatre ans et il va en faire la moitié. Il va sortir pour bonne conduite. À quoi ça sert ? il recommencera. Si seulement c’était lui qu’on regardait de travers… mais non. Ceux-là, on les met en valeur. Ils font de la prison, ils sont fiers, ils ont tout vécu. Dans son quartier, on va le respecter encore plus.

Eux ont des villas, les grands du quartier. Ils ont dix filles en Belgique. C’est un signe de réussite. Ils roulent en Maserati. Pour eux, c’est un métier normal. Il me disait : tu préfèrerais être femme de ménage ?

Mais quand on leur dit ce qui se passe vraiment dans la chambre, les violences, les hématomes… Un jour, je lui ai raconté. Crùment. Il a pleuré. Lui qui joue les brutes. Il est comme n’importe qui dans la société. Si on disait ce qui se passe vraiment dans une chambre… Ca changerait. Pour eux, tout est idéalisé.

Le jour du procès, les insultes, ce n’est pas à lui qu’elles ont été adressées. C’est à moi. Les gens du milieu m’ont dit que je n’avais pas à parler. Même au commissariat, il y a eu un inspecteur pour me mettre en accusation. A me présenter comme une fille qui profite. C’était moi la coupable parce que je m’étais mise avec lui.

L’avocat m’a dit d’aller au procès. J’ai dit non. Impossible. Mais le procureur y tenait. C’est vous la victime, c’est votre procès. Quand j’ai entendu toutes les insultes, j’ai dit à l’avocat : c’est ça, une victime ? Pendant le procès, je n’ai rien dit. Je n’ai pas témoigné. C’était trop douloureux. J’étais placée de façon à lui tourner le dos, à ne pas croiser son regard. Mon avocat a réutilisé mes mots. Même le procureur a pris la parole pour dire qu’il fallait une peine exemplaire ; il a parlé d’esclavage. Il a été condamné à 4 ans ferme pour proxénétisme aggravé. Aggravé parce que les faits se sont produits à l’étranger.

Je l’aime toujours. Je vis sans lui mais il me manque. Il m’a fait du mal mais je lui en fais aussi. Je voudrais qu’il ne prenne pas ça pour une vengeance. Il va avoir une haine pour les femmes. La précédente est partie avec un client. Moi je le dénonce. Je culpabilise.

Je voudrais qu’il réfléchisse, qu’il comprenne qu’une femme ce n’est pas ça. Bien sùr, il doit être puni. Moi j’ai été enfermée pendant 11 mois. Mais au fond d’une cellule – avec qui ? -, est-ce qu’il va prendre conscience ?

A l’avenir, ce n’est qu’une gynéco femme qui pourra me toucher. Le plus difficile, c’est les odeurs, les parfums. Il y a des odeurs que je ne supporte plus. Celle du champagne, de la cigarette. Et les néons.

Quand je vois un néon, même les petits néons bleus dans le bus, il faut que je descende. J’ai des images, des flashs. Je regarde un film par exemple et il y a un geste, une phrase, une musique, qui m’est insupportable.

Un garçon me dit bonjour dans la rue, je fais un bond. Je fuis les hommes. Une part de moi les hait et les renie. Je sais qu’ils sont tous faits de la même fibre. On me dit : tu dois te reconstruire. Mais je vais faire comment ?

J’ai peur quand la douche est trop puissante. J’ai l’impression de prendre un coup.

Je suis morte à l’intérieur. Il n’y a plus rien qui décide, qui a envie de quelque chose. Aujourd’hui, j’ai envie de manger, d’aller prendre l’air. Et puis dans dix minutes, je vais avoir envie de quitter le monde. Je vais être en larmes. On vous répète tellement que nous n’êtes rien. Vous n’avez plus rien, même plus votre prénom. Votre vie, ce n’est que du noir, des néons, la musique à fond. Jamais la lumière du jour.

Tout ce qui m’a touchée dans ce milieu, ça se voit. C’est comme si j’étais sale. Une cicatrice, c’est une brùlure de cigarette. Les cernes : j’ai dormi deux ou trois heures par nuit pendant un an. J’étais réveillée entre 10 h et midi et je me couchais à 7 h du matin.

Pour les hommes, c’est : elle fait la fête tous les soirs. 15 à 18 heures par jour sous les néons avec la musique à fond. Vous gagnez 50 ou 60 euros sur ce que vous faites. Le jour même on se dit, je ne vaux que 50 euros. A la fin de la semaine, avec 1000 euros, on se dit qu’on les a bien mérités. Un homme me dit : tu ne me fais que ça ? Tu ne vaux pas 60 euros.

Voilà : je ne vaux que ça.

Je ne suis plus rien, je ne veux plus rien. Je ne vis plus. Il m’arrive de donner mon pseudo quand on me demande mon nom. Au début, j’avais du mal à entendre mon prénom. Comme si ce n’était pas moi.

Quand je vois les reportages à la télé, et les filles qui sont floutées, je les admire. Elles prennent des risques. Ce qu’il faut, ce n’est pas un témoignage flouté une fois tous les dix ans. Tant que certaines le revendiqueront, les hommes penseront que c’est formidable. Partout, on ne cesse de nous répéter que ce sont les filles qui veulent. Donc tout le monde y croit.

Pour que ça change, il faut que la société accepte de voir que ça existe. Ce qu’il faut, c’est crier haut et fort qu’on ne choisit pas. Que ce qui se passe là-dedans, c’est violent. Si l’acte lui-même ne l’est pas, c’est violent dans ce que la femme ressent. C’est un coup de poignard dans ce qu’elle vit. Ce qui fait le plus mal, c’est l’intérieur. C’est plus douloureux qu’un hématome. Un hématome, ça s’en va. Pas la violence psychologique.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.