Anne : Sortir des sables mouvants

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Nous avons reçu ce témoignage par courriel. Nous le livrons tel qu’il nous a été transmis, avec la promesse faite à son auteure d’un anonymat absolu.

Avant-propos : le poison du silence

La honte : cet étrange silence des blessés de l’âme comme l’appelle le psychiatre Boris Cyrulnik ; ce sentiment poison qui pèse sur l’agressée et non sur l’agresseur… C’est la honte qui a poussé notre interlocutrice, confrontée à ce que l’on appelle la « prostitution étudiante », à refuser toute entrevue, avouant se sentir incapable de soutenir notre regard, pourtant bienveillant. Mais elle a écrit ; exprimant dans la solitude son besoin de parole.

Ainsi, la honte la tient pour le moment ligotée, comme tant d’autres. La honte d’avoir été naïve, d’être tombée dans le piège quand la vérité exigerait plutôt de dire qu’elle a été manipulée, traquée, harcelée ; la honte qui isole, qui enferme, faisant de la victime le bourreau de soi-même.

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Nombreuses sont les personnes qui ont connu des situations de prostitution et qui ne parlent pas, ne dénoncent pas ; seules avec le sentiment d’être coupables, coupables notamment d’avoir espéré gagner l’argent qui leur permettrait d’échapper à la précarité ; coupables de ne pas avoir appelé à l’aide ; humiliées d’avoir cédé aux diktats d’un manipulateur… Parole impossible ? Pas pour toujours, nous en sommes sùrs. Ce témoignage lui-même est le signe que la parole fait son chemin.


Je viens d’une famille de la classe moyenne, ni riche ni pauvre, qui m’a donné une certaine éducation, avec des valeurs. Mes parents ont une maison avec un jardin et un chat, ils sont propriétaires, nous habitons en province. Je pense avec conviction aujourd’hui que ce qui s’est passé n’a pas eu lieu à cause d’un problème d’argent. Il s’agissait plus d’une crise d’ado un peu plus forte que d’autres. Une crise d’ado à 21 ans, un âge où on se retrouve devant un tas de questions auxquelles on veut répondre seul pour se prouver une hypothétique maturité.

Pendant mes études, je vivais dans une résidence réservée aux jeunes filles à Paris et, avant de toucher au milieu de la prostitution, je connaissais quatre jeunes filles d’à peu près mon âge qui s’y mettaient de temps en temps, plus ou moins régulièrement, pour arrondir leurs fins de mois, ou régler des frais urgents. L’une d’entre elles était belle, toujours bien habillée, très classe, pas un soupçon de vulgarité, une vraie femme, toujours habillée de luxe, un luxe qu’elle se permettait grâce à ses deux clients qu’elle voyait chaque semaine. Une autre était une amie assez proche, ma voisine de chambre, à la base agent touristique,complètement dépressive, incapable de chercher du travail, molle, détruite, qui enchaînait les histoires de couples complètement foireuses, elle ne prenait jamais soin d’elle, sauf les trois heures avant ses rendez-vous secrets et lucratifs. Elle postait une annonce sur un site internet pour proposer ses services et quinze minutes plus tard, une rafale d’appels envahissait son téléphone : d’un seul coup, elle se transformait : elle avait son petit carnet, où elle notait chaque numéro qui l’appelait, avec le nom du potentiel client, un commentaire sur sa voix et le feeling ressenti, ou sur les éventuelles insultes téléphoniques.

Ayant retenu le nom du site web en la regardant y poster son annonce, j’ai donc posté la mienne. J’ai tout d’abord créé une nouvelle adresse mail, sous un nouveau pseudonyme. En à peine deux minute, j’ai reçu un nombre d’appels incalculable ; terrorisée, j’ai coupé mon téléphone et ai regardé ma nouvelle boite mail se remplir minute après minute. Les mails étaient variés, certains hommes prenaient la peine de se présenter, parfois même avec une photo, d’autres de décrire leur vision d’un rendez-vous, d’autres encore m’envoyaient des mots relativement vulgaires pour exprimer leur vision précise de ce qu’ils fantasmaient déjà de moi. Je tapais leur adresse e-mail sur facebook pour trouver leur profil et dénicher quelques informations sur eux, je découvrais quelques fois que certains d’entre eux avaient mon âge, ou que d’autres m’avaient envoyé la mauvaise photo. J’éliminais les potentiels menteurs, les incorrects et ceux qui m’envoyaient dix mails pour réclamer une réponse.
J’ai finalement pris mon premier rendez-vous.

Personne n’était au courant. J’ai fait croire à mes amies que j’ai croisé ce soir là que j’allais travailler comme hôtesse dans un salon de lingerie, (je n’avais donc aucune crédibilité) pour expliquer mon accoutrement un peu plus sexy que d’habitude.

M’habiller pour ce rendez vous était pour moi un nouveau rôle à jouer.

Je me transformais. Moi qui avais comme style d’habillement un côté babacool, toujours décoiffée, pantalons large et grosse écharpe, voilà que je me lissais les cheveux, habillée de noir, minijuppée, maquillée, chose qui ne m’arrivait jamais. J’avais mal aux pieds car je découvrais le concept du talon… Je me métamorphosais radicalement.

Ce premier client est venu me chercher en voiture à ma résidence. J’étais effrayée à l’idée de tomber sur un cinglé, mais il est resté correct.
J’ai gagné trois cent euros, avec lesquels j’ai payé une amende et remboursé un chèque impayé. Je l’ai revu deux fois et j’en ai vu deux autres.

A la suite de cela, j’ai repris une vie normale et ai laissé tomber ce «job». Après une rupture amoureuse assez oppressante, je me suis inscrite sur un site de rencontres rigolo que des amies m’avaient conseillé. Parmis les mecs avec qui je tchatais, il y en avait un qui s’appelait (soit-disant) Pierre, avec qui je discutais particulièrement. Il me confiait des choses, m’amusait, me racontait qu’il s’occupait de l’entreprise de son père, m’en avait même montré le site web, puis a fini par m’avouer son fantasme : payer une fille pour coucher. Il me proposait 90 000 euros.

Ca ressemblerait à un gros mensonge pour n’importe qui, surtout pour moi qui pense être habituée à réfléchir sur les choses. Mais nous discutions déjà depuis deux ou trois mois et il m’avait déjà suffisamment manipulée pour que je tombe dans le panneau. Il avait découvert mes faiblesses : mon ouverture d’esprit, mes rêves coùteux (faire une école de cinéma, aider mes amies endettées, résoudre mes problèmes de chèques impayés, offrir un voyage aux Maldives à ma meilleure amie), mon complexe de provinciale modeste vivant dans un monde de riches parisiennes aisées n’ayant aucune question budgétaire a se poser avant d’aller au resto ou de s’offrir une robe à 200 euros, n’ayant pas besoin d’avoir un job pour réussir à payer ses études et son loyer, mon besoin de faire des conneries pour me prouver à moi-même que je suis détachée de mes parents… Et tant d’autres caractéristiques qui font qu’il a réussi à me connaître par cœur en peu de temps et à savoir exactement comment me parler et amener sa proposition.

J’y ai réfléchi et ai accepté. Cette fois, j’en ai parlé à mes amies les plus proches et ouvertes. Cet argent pouvait me permettre de payer une école de cinéma (dans les 10 000 euros) afin de reprendre mes études que j’étais en train de rater complètement, de voyager pour la première fois, de payer les 4000 euros de dette de mon amie qui la rendait si malheureuse, d’avoir un appartement plus grand que 9m². Cet argent me faisait rêver.
Il disait vouloir me tester avant de me voir.

Il m’a fait faire des photos en petite tenue, à plusieurs reprises, puis, peu à peu, lentement, en me sortant toujours les arguments suffisamment manipulateurs pour m’empêcher de refuser, les photos sont devenues carrément pornographiques. Il m’a envoyé une webcam. Il avait donc mon adresse. Peu à peu, il devenait de plus en plus mauvais avec moi, de plus en plus menaçant.

Pour prendre du plaisir pendant l’acte, disait-il, il avait besoin de se montrer insultant, dominateur et mauvais. Il me donnait rendez vous à 3h du matin, devant ma webcam, pour m’obliger à faire des choses que je n’aurais jamais pris plaisir à faire en temps normal, des choses qui m’ont même parfois abimée, c’était à la fois une torture physique et psychologique, car si je ne les faisais pas, il me menaçait d’envoyer toutes mes photos et vidéos à mes parents, puisqu’il avait mon adresse. Je recevais une dizaine de textos par jour où il me disait qu’il avait envie de moi, toujours accompagné d’un sale pute ou autre insulte. J’étais épuisée, chaque jour, d’être insultée, d’avoir peur que cela se sache. De ne jamais savoir de quelle humeur il allait être. Car il était parfois normal et aimable avant de redevenir mauvais.

Il m’appelait toute la journée pour savoir où j’étais, avec qui, pour vérifier que je n’étais pas avec un autre homme, il était verbalement violent, me faisait pleurer.

Je n’osais pas prévenir la police car j’avais peur qu’on me condamne pour prostitution, et j’avais surtout terriblement honte d’être tombée dans le piège, d’avoir eu envie de cet argent.

Au bout de deux mois, il a prétexté qu’il était tombé amoureux de moi pour m’avouer qu’il n’était pas milliardaire et qu’il n’avait pas d’argent. Il m’autorisa à arrêter de me soumettre à ses caprices de violeur. J’ai bien sùr accepté sans hésiter. Mes derniers mots à son égards lui disaient qu’une autre fille aurait pu faire en sorte de le tuer ou le détruire, ou pire, de se tuer elle-même pour oublier la honte d’avoir succombé à sa manipulation et d’avoir perdu tout ce temps à s’humilier. Ce ne sera jamais le cas pour moi car j’ai dès lors envisagé ma vie sous un angle différent : celui de reconstruire mon estime de soi.

Quand cette histoire fut terminée, mon seul ressenti était le soulagement. Ce n’est que quelques mois après que j’ai perçu que ma fierté était réduite en morceaux, j’ai honte de ne pas m’être convaincue de réussir à surmonter mes problèmes en me passant de cet argent. J’ai honte de ne pas avoir eu cette force, j’ai honte d’avoir été si faible pendant cette période de ma vie. J’avais quelques problèmes d’argent, certes, mais j’étais normalement suffisamment maligne pour contourner ces problèmes sans les troquer contre ma dignité. J’avais trop peur de demander à ma famille de m’aider, alors qu’ils l’auraient fait. J’avais trop peur qu’ils me qualifient d’irresponsable en leur avouant mes chèques impayés et mes retards de loyer.

Aujourd’hui je recommence une nouvelle vie chez mes parents, accrochée à mes racines. Même si les mauvaises herbes des mauvais souvenirs poussent parfois à côté, je m’exerce à les arracher.

Tu t’accroches à tes racines pour sortir des sables mouvants